L’instinct de survie… Tout le monde sait ce que c’est par des documentaires, des émissions, des films ou des séries… Mais combien l’ont vraiment expérimenté ? Combien se sont retrouvés à ne pas avoir le choix d’avoir recours à des solutions extrêmes pour être certains de voir le soleil se lever un jour de plus ? Oubliant cette éthique, cette presque humanité qui est censé symboliser notre espèce aux yeux d’un monde dont la majorité ignore même ce qu’est de vouloir vivre à n’importe quel prix… Ces moments particuliers où rien d’autre n’a d’importance que sa vie avant toute considération de ce qui est bien, de ce qui est mal… De ce qui doit se faire ou non… Ne voyant plus que le faible espoir, parfois même très fébrile, pouvant nous permettre par des actes où la décence et l’humanisme n’a plus aucun pouvoir sur notre besoin de vivre… Croyez-moi, ces gens-là, prêts à renoncer à tout ce qu’on leur a enseigné à l’école, à ignorer la bienséance, le « politiquement correct », la dignité de soi, ils ne sont pas si nombreux…. Et je parle en connaissance de cause pour avoir été confrontée à l’un de ces instants où on se dit que tout est perdu, que l’on va forcément mourir… Sauf si on abandonne tout ce qui fait de nous des êtres humains… Si on retourne à un état primitif et sauvage où rien autour de soi n’a plus autant d’importance que celui de continuer à vivre… Quel qu’en soit le prix…
Mais je ne me suis pas présentée : je me nomme Darla. Darla Karter. Oui, cette même Darla Karter dont le visage a inondé les couvertures des magazines des mois durant. La Darla Karter qui a été autant un modèle de femme forte et combattante, qu’on l’a détestée et abhorrée pour ses actes proches du barbarisme. Non, ce n’est pas le mot exact qui a été employé en fait. Utilisons le vrai terme… Celui que beaucoup n’ont pas osé évoquer, de peur de perdre la moitié de leur lectorat habituel. Celui de cannibalisme. Car, oui, pour pouvoir parler de mon histoire aujourd’hui, pour être devenu un modèle pour des milliers, voire des millions de femmes, et aussi d’hommes, à travers toute la planète, j’ai dû recourir à ce que certains anthropologues vous désignerait comme un mode de vie, mais qui n’est ni plus ni moins considéré comme monstrueux par d’autres millions de personnes.
Je préfère être claire : je me fous de ce que l’on a pensé de moi quand j’ai pu être en mesure de raconter mon histoire. Je me fous encore plus que certainement un grand nombre d’entre vous n’ai pu me voir que comme un exemple typique de sauvagerie porté à l’extrême. Moi, tout ce que je vois, c’est que grâce à ce que j’ai eu le courage de faire… Oui, je parle bien de courage… Grâce au fait d’avoir mangé mon propre corps… J’ai survécu… Je devine que ces derniers mots ont dû faire remonter le déjeuner de certains et certaines d’entre vous, ne connaissant pas encore mon histoire… Et ce n’est pas une image… J’ai bien utilisé les mots « manger mon corps ». Certains y voient du cannibalisme pur. D’autres préciseront que, vu que je n’ai pas mangé quelqu’un d’autre que moi, ce n’est pas tout à fait du cannibalisme… Juste une technique comme une autre de trouver de la nourriture là où il y en a. Pour pallier le manque d’autres formes de subsistance. Ceux qui viennent de vomir dans un coin, vous pensez vraiment que j’ai fait ça par pur plaisir de savoir ce que ça fait de croquer sa propre chair ? Que j’ai apprécié voir les parties de ce qui faisait de moi un être humain partir en même temps que diminuait mes deux jambes et mon bras gauche pour pouvoir survivre ? Eh bien permettez-moi de vous dire que ça n’a pas été le cas. Loin de là… Si j’avais pu avoir ne serait-ce qu’un soupçon d’une autre solution, j’y aurais eu recours sans la moindre hésitation… Seulement voilà… Je n’avais pas d’autre choix…
Ceux qui ne sont pas encore sortis après ce que je viens de vous énoncer, peut-être que vous aimeriez savoir comment moi, une simple adepte du Trek, j’ai pu me retrouver dans la situation de m’auto-déguster ? Vous êtes certain de vouloir connaître absolument chaque étape ? Sans vous enfuir en cours de route pour rejoindre les autres qui ont changés de couleur de peau, passant du rose peau au blême cadavre ? Très bien. Après tout, qu’est-ce que ça change pour moi de raconter à nouveau une histoire que beaucoup ont tenté d’oublier ? En tout cas, dans ses moindres détails… Il est vrai qu’en voyant mon aspect d’aujourd’hui, on peut avoir du mal à croire qu’il fut un moment où je n’étais quasiment plus qu’un buste avec un bras et une tête. Me demandant si les hommes portant des croix rouges sur leurs vestes étaient réels, où s’ils étaient issus de la folie qui s’était emparée de moi, au fur et à mesure que j’avais avalé ma chair, les jours précédant mon sauvetage inespéré. Grâce à la technologie que je haïssais…
Quelle ironie quand j’y pense encore en cet instant… Moi qui n’ai jamais voulu voir un ordinateur passer la porte de ma maison, j’ai été sauvée in extremis par un appareil dans mon corps. Ce pacemaker que je tentais d’ignorer chaque jour, c’est à lui que je dois de vous parler aujourd’hui… A lui que je dois d’avoir reçu les soins qui m’ont permis de ne pas succomber à la mort qui m’attendais inexorablement. A lui enfin que je dois d’avoir de nouveau des jambes et un bras neuf. Des membres que je n’ai pas encore maîtrisés, et qui me rappelle le calvaire que j’ai dû endurer pour pouvoir me trouver debout dans cette salle devant vous… Moi qui avais horreur de toute forme de modernisme trop poussé, que je trouvais puéril et inutile… J’en suis parsemé maintenant, faisant de moi un de ces cyborgs dont raffole le cinéma de science-fiction. La différence avec eux, c’est que je n’ai pas d’armes sophistiquées sortant de mes doigts ou de l’intérieur de mes cuisses. Et je ne peux pas non plus soulever des camions de 30 tonnes… Mais assez parlé du présent. Ce qui vous intéresse à l’heure actuelle, c’est de savoir mon aventure. Savoir pourquoi j’ai dû dévorer près de la moitié de mon corps pour garder l’espoir de revenir à la civilisation… Alors, assez tournée autour du pot. Voilà mon histoire…
Comme je vous l’ai dit au début, je suis une passionnée du Trek. En particulier les montagnes les plus escarpées possibles. Celles où personne ne veut aller, parce que c’est considéré comme beaucoup trop risqué. Mais moi, j’ai toujours été une casse-cou depuis mon plus jeune âge… Du genre à escalader une pyramide faite de chaises branlantes, bassines, pouf et autres objets pas faits pour ça, juste pour pouvoir atteindre le placard que mes petites jambes ne pouvaient pas atteindre toutes seules. Vous allez penser que c’était pour obtenir les cookies cachés dans une boite en fer par ma mère, pour éviter qu’ils finissent en un après-midi au fond de mon estomac ? Eh bien vous avez tout faux. Les sucreries et moi, on n’était pas très copines, et c’est toujours le cas aujourd’hui. Ce numéro de cirque improvisé, c’était juste pour savoir si je pourrais le faire…. Si vous aviez vu la tête de ma mère quand elle m’a vue en haut de mon échafaudage qui tremblait de partout… Quand je repense à tous les coups similaires que j’ai fait à cette époque… Et que je ne pourrais jamais refaire… En tout cas, pas de la même manière…. Mon frère, c’était tout le contraire… C’était mon fan numéro un… Il m’encourageait même à faire toujours plus de défis improbables… Et moi, il ne fallait pas me le dire deux fois, je peux vous l’assurer.
Enfin bref, ça c’était pour vous dire que dès ma naissance, mes gènes étaient faits pour pratiquer l’aventure extrême. Tout en grandissant, je me suis adonné à toutes sortes d’activités qui faisaient ressortir mon côté « trompe-la-mort », comme on dit familièrement. Parachute ascensionnel, saut à l’élastique, kite surf, snowkite, speed riding, kayak de rivière… je crois que j’ai fait à peu près tout ce qu’il y a de plus dangereux qui existe. Et puis mon frère, jamais à court d’idées, m’a fait découvrir le trek. Mais pas le pépère qu’on fait entre amis, sur des parcours scénarisés au point de faire ennuyer un hyperactif chevronné… Non, ça je le laissais à papi et mamie… Moi, je m’intéressais au trek sauvage… Celui qui est interdit ou en tout cas fortement déconseillé, parce que personne n’aura l’idée de venir vous y chercher. Celui où on passe par des endroits absolument pas conçu pour qu’un être humain sain d’esprit s’y aventure… A part moi, bien sûr… Ce jour-là, j’ai décidé de parcourir un pic réputé si dangereux, à cause d’éboulements fréquents et de terrain instable, qu’il était même référencé comme tel dans les guides touristiques, et passible d’amende si quelqu’un était assez fou pour tenter de l’escalader. Mais étant une femme, je ne me sentais pas concernée par le terme indiqué pour décourager les aventuriers trop téméraires, au mépris de tout danger…
Pour éviter tout souci avec le garde de la police montée chargé de faire respecter l’interdiction, je suis partie de nuit, mon sac avec mon bardas à l’intérieur sur le dos, portant une tenue sombre, pour mieux me fondre dans l’obscurité, et accentuer mes chances de ne pas me faire prendre. Une fois hors de portée de toute cabane portant le symbole des forces de la loi canadienne, je m’habillais avec une tenue plus adaptée pour mon escapade, et surtout plus légère. La tenue en spandex utilisée pour parvenir au pied du pic m’avait été utile, mais je n’ai jamais été à l’aise dans ces tenues moulantes qui gênent plus les mouvements qu’autre chose… Alors, une fois mise en condition, j’ai commencé à grimper le pic, direction le sommet… En mode extrême, évidemment… C’est-à-dire, sans piquets d’ascension, sans corde ou autres accessoires contraire au sens même du mot trek extrême, histoire de rajouter encore plus de piment à mon entreprise. Pendant 2 jours, je suis passé par des ravines si étroites que même un écureuil aurait eu peur… J’ai grimpé des parois si abruptes qui auraient donné des sueurs froides à un alpiniste chevronné… Parcourue des sentiers si friables qu’on aurait dit qu’ils étaient faits en papier mâché… C’était le pied total…
Et puis, je suis arrivé au point le plus critique du lieu : le couloir du diable… Autrefois, en tout cas si on en croit les quelques infos que j’ai rassemblée avant mon expédition, cet endroit était un sentier comme les autres… Mais un glissement de terrain l’avait transformé en un trou béant qui aurait fait faire demi-tour au plus aguerri des explorateurs, aventurier, et peut-être même quelques fous suicidaires… Il ne restait en tout et pour tout, pour rejoindre l’autre côté du sentier, que la paroi du pic, où s’entremêlaient roches tranchantes, affutées par l’érosion depuis des siècles d’existence des lieux, mousses glissantes et anfractuosités que même une souris n’aurait pas pénétré, même en cas de danger absolu… Mais il en fallait plus pour inquiéter quelqu’un comme moi… J’ai imprégné de talc mes mains et mes jambes, le seul artifice que je m’autorisais, et j’ai commencé à agripper la paroi, avec le vide sous moi. Tout juste pouvait-on apercevoir un petit promontoire quelques mètres plus bas, surplombant le sentier officiel que j’avais traversé le jour précédent. J’avais tout prévu pour vaincre ce passage… Sauf l’imprévu…
Comme à chaque fois que je m’engageais pour un tel défi, j’avais vérifié les prévisions météo… Histoire d’être sûre de ne pas me retrouver sous de la pluie battante, qui aurait rendu le passage bien trop impraticable, car trop glissant, même pour moi… Il n’était prévu aucun vent non plus. Et il y avait un soleil magnifique qui semblait m’encourager à continuer pour que je le voie à son zénith, une fois que j’aurais atteint le sommet. Mais j’avais en quelque sorte défié le pic par mon hardiesse. C’est ce que vous diraient les plus superstitieux et surtout réfractaires à une équipée solitaires telle que la mienne. Et celui-ci a fait en sorte de m’envoyer un signe, afin de me prouver qu’il ne faut jamais défier le destin sans en subir les conséquences. Et ce signe avait la forme d’un aigle royal qui se mit à foncer vers moi, visiblement peu admiratif de ma tentative d’exploit. J’ignore pour quelle raison exacte il s’est mis à me prendre pour cible, mais le plus logique serait de penser que son nid devait être tout près de l’endroit où je me trouvais, et qu’il m’a vu comme un danger pour celui-ci, un intrus qu’il fallait écarter du périmètre de ce dernier…
Je parvins à résister aux deux premières attaques, recevant des griffures très profondes sur mon bras gauche de ses serres, faisant couler du sang en abondance dans le vide, et m’affaiblissant sévèrement. Je tentais de me dépêcher de traverser, afin de contrer une nouvelle attaque qui, je le sentais, pourrait me mettre dans un danger loin d’être négligeable. Pour la première fois de ma vie de casse-cou, j’avais peur, et je perdais de l’assurance dans mes gestes, glissant sur du lichen, et me rattrapant de justesse auprès d’une aiguille rocheuse, mais entamant la chair de ma paume par la rudesse avec laquelle je l’avais apposée sur la surface de la roche. C’est ainsi, dans cette position plus qu’inconfortable, que je me trouvais quand je vis l’aigle foncer à nouveau vers moi, les serres en avant, ses yeux ne laissant aucune équivoque quant à sa détermination de me faire lâcher prise. Etait-ce un réflexe inconsidéré ? Ou simplement de la peur ? Toujours est-il, alors que l’aigle n’était plus qu’à quelques mètres de moi, que je lâchais presque instinctivement mes mains de l’aiguille rocheuse à laquelle j’étais agrippée en suspens, et je plongeais dans le vide…
J’ignore combien de temps dura réellement ma chute, mais elle me parut des heures entières… Je voyais ma vie défiler devant mes yeux, comme une pellicule se déroulant soudainement, aussi rapidement que durait ma descente imprévue. Je fermais les yeux, pensant ma dernière heure finalement arrivée, afin de ne pas avoir comme dernier souvenir la vue du sol où je me dirigeais, pensant me retrouver à l’état de bouillie humaine au pied du pic, et ramassée à l’état de pâtée à chat une fois atterrie. Et là encore, le destin capricieux décida de modifier ce que j’envisageais du futur funeste qui se dessinait à chaque seconde de ma chute… J’atterrissais sur le promontoire situé juste avant le sentier, que ma peur avait fait plus ou moins effacer de ma mémoire, oubliant qu’il était là, bien avant le pied du pic. La douleur en frappant le sol fut d’une intensité difficilement descriptible. J’eus l’impression qu’on m’avait écrasée avec une presse hydraulique, et je perdais connaissance sous le choc.
A mon réveil, mes yeux embués recherchaient à comprendre où je me trouvais. Il me fallut plusieurs minutes avant de me rappeler de ce qui m’avait fait amener sur ce promontoire, situé à flanc du pic. A quelques mètres, une sorte de petite caverne semblait être un abri providentiel. Je tentais de me relever, mais je ressentis une douleur au moins aussi horrible que lors de ma chute sur le sol de ce promontoire venant de ma cheville droite. Je regardais dans sa direction, et ce que je vis n’avais rien de réjouissant quant à la suite des évènements. Le pied était retourné à 90 degrés, et on voyait un os ressortir de l’ouverture formée, laissant s’écouler du sang à profusion. Je cherchais mon sac qui avait dû tomber en même temps que moi, espérant qu’il ne soit pas tombé plus bas. Mais miracle, je l’aperçu, tout près de la petite grotte aperçue quelques minutes auparavant. Bien que parsemée d’une douleur abominable, je me traînais jusqu’à lui, me déplaçant sur le sol à la manière d’un serpent, mais sans l’ondulation propre à cette espèce animale. Au prix d’un intense effort où je serrais les dents pour contrer la douleur qui m’assaillait, je parvins à mon sac, cherchant de quoi faire une atèle improvisée, ne serait-ce que pour atténuer un peu le mal, le temps pour moi de me glisser vers la grotte, où je serais au moins à l’abri, et où je pourrais mieux analyser l’ampleur de ma blessure, et peut-être trouver quelque chose qui me permettrait de remettre l’os et le pied en place, et cautériser la plaie…
Vous imaginerez sans mal à quel point il fut difficile de faire cette « réparation » de fortune, pensant défaillir à chaque pression exercée sur mon pied déformé, mais mes efforts furent payants. Et bien que je crus défaillir plusieurs fois, j’arrivais à atteindre par la suite la fameuse petite grotte, où je m’introduisais, poussant mon sac devant moi, avant de m’adosser à l’une des parois de la cavité. Je fermais les yeux à nouveau, respirant fortement, essayant de réguler celle-ci, et tentant de ne pas succomber à la panique. Presque sans m’en rendre compte, je m’assoupissais, et finissais par m’endormir peu à peu, harassé par cette suite d’efforts intenses, et de peur totale, comme jamais je n’en avais eu dans toute ma vie d’aventurière de l’extrême. Les nerfs, l’angoisse, la testostérone, ou que sais-je encore, étaient sûrement à l’origine de ma fatigue prononcée.
Quand je me réveillais, je pus mieux mesurer les « dégâts ». C’était bien pire que je l’imaginais. Je ne sais pas si c’était l’atèle ou le fait de m’être traînée jusqu’à cette grotte, mais j’avais l’impression que la déchirure de la peau faisant ressortir l’os était encore plus large qu’avant. Le fait d’être à nouveau consciente me fit à nouveau ressentir une douleur énorme. Je pleurais en voyant l’état de mon pied, synonyme de la fin de ma « carrière ». Je savais qu’il n’y avait rien que je puisse faire. Seul un hôpital et des médecins compétents auraient eu ne serait-ce qu’une infime chance de sauver ce qui restait de mon pied. Mais ici, loin de toute civilisation, sans aucun moyen de communication, la faute à mon rejet de cette technologie que je détestais, je devais me résoudre au fait que je devrais désormais vivre avec un pied. Mais ce n’était pas le plus inquiétant. J’avais bien quelques rations dans mon sac, et deux bouteilles d’eau, mais ça me permettrait de tenir tout juste quelques jours, même en me rationnant. Personne n’était au courant de ma venue ici, à part mon frère, à qui j’avais parlé à demi-mots de mon expédition. Mais même en supposant qu’il s’inquiète suffisamment pour prévenir les secours, comment ceux-ci parviendraient-ils à me localiser, sans GPS, sans la moindre balise en ma possession, pour les guider. Surtout à un endroit normalement totalement inaccessible pour un être humain. Je devais ma présence à ma chute. Jamais ils n’auraient l’idée de me chercher à cet endroit, et surtout comment feraient-ils pour y accéder ?
Quelques heures plus tard, alors que mon désespoir était au plus haut, je pris une résolution… Puisque personne ne pouvait venir, et que de toute façon mon pied était foutu. Et aussi pour éviter toute gangrène d’infecter le reste de ma jambe, je décidais de couper ce foutu pied qui m’empêchait de me déplacer sans hurler de douleur. L’os était déjà en partie ressorti, et à moitié cassé… Cela ne me serait pas tellement difficile de briser l’autre partie… Et mon couteau de chasse que j’avais dans mon sac serait l’outil parfait pour couper le reste. Mon zippo servirait à cautériser le moignon… Ce furent des moments de souffrance abominable. Je dus briser le reste de l’os avec une grosse pierre parmi celles qui m’entouraient. Plusieurs fois, je faillis tomber dans les pommes, tellement la douleur était horrible… Mais je parvins finalement à mes fins, mettant fin à mon calvaire… Dorénavant, je pouvais me déplacer, n’ayant plus ce poids douloureux à traîner, et je me servais d’une grande branche, issu d’un petit arbre poussant au dehors de la grotte, en guise de canne.
Au fil des jours, je découvrais des substituts à la nourriture, ayant épuisée les réserves contenues dans mon sac, sous la forme de mousses comestibles agrippées aux parois de la grotte, et au fond de celle-ci, je découvris une sorte de petite retenue d’eau naturelle, sans doute formée par une rivière souterraine, au cœur du pic. Une bizarrerie de la nature dont j’avais entendu parler en consultant des documentaires portant sur les mystères de la géologie. A l’origine, ce devait être un affluent au grand fleuve jouxtant le pic, avant que celui-ci ne se forme, il y avait plusieurs milliers d’années. Celui-ci, en s’élevant et devenant ce qu’il est aujourd’hui, a emprisonné cette retenue d’eau en son sein, me permettant de régler le problème de l’eau. Cependant, au bout de deux semaines de ce traitement, je ne trouvais plus trace de mousses, d’insectes comme il en trainait parfois au sol, ni de racines pouvant servir d’alimentation de fortune. Je commençais à désespérer à nouveau, quand une idée folle me vint à l’esprit. Je me rappelais d’un documentaire sur une tribu de cannibale, ces tribus primitives se nourrissant de chair humaine, expliquant l’importance de la cuisson de la « viande ». Car à l’état crue, celle-ci était incroyablement toxique, et pouvait générer des maladies parasitaires.
Je regardais les vestiges de mon pied coupé plusieurs semaines auparavant. Je ne pouvais pas envisager de me nourrir de sa chair, car elle était devenue avariée, et donc totalement immangeable… Je me rappelais de ma blessure sur la paume. J’avais rouvert celle-ci un nombre incalculable de fois en recueillant les mousses, racines et autres, et je passais le plus clair de mon temps à la panser régulièrement. De ce fait, en enlevant la croûte formée, je pourrais avoir accès à de la chair fraiche pour m’essayer à ce type d’alimentation qui me tendait les bras…et les dents…et surtout l’estomac… J’enlevais le bandage recouvrant la blessure, posant celui-ci sur le dessus de mon sac, et entrepris d’enlever la croûte brunâtre qui recouvrait cette dernière, que je jetais au sol. Déjà, un mince filet de sang ressortait au creux de ma main, en dessous duquel cette chair semblait m’appeler à la goûter. Je tremblais à l’idée de m’adonner à cet acte, mais cela faisait plus de 5 jours que je n’avais pas mangé quelque chose de décent, et l’idée de cette solution, aussi répugnante soit-elle, était peut-être la réponse à ma question de nourriture. Je posais d’abord un doigt sur le sang qui s’étalait au centre de ma main blessée, pressant légèrement, afin d’en imprégner mon doigt. Frissonnante, ma main se hissa, suivant ma volonté, à la hauteur de ma bouche. Je glissais mon doigt à l’intérieur, déposant le liquide rouge sur le dessus de ma langue, puis avala…
Le goût était horrible. Je ressentais son côté poisseux, son arrière-goût… Du moins au début. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne voulais pas rester sur cette première impression. Après tout, combien y-avait-il de plat que je détestais enfant, et que j’ai appris à apprécier en grandissant, parfois même les adorant ? Ce devait être pareil ici. Et surtout, je n’avais pas vraiment le choix, n’ayant pas d’autre nourriture à me mettre sous la dent. Je recommençais l’expérience à deux autres reprises, et, aussi curieux que ça puisse paraître, le goût me parut moins désagréable. Je décidais de passer à un niveau supérieur, et portais ma main saignante à ma bouche, aspirant le sang, y trouvant de plus en plus une saveur insoupçonnée.
Au bout d’un instant, la succion exercée me fit arracher un morceau de la chair, que j’ingérais à son tour. Elle avait une texture qui était loin d’être désagréable, quoiqu’un peu filandreuse. Sans être l’extase totale, elle était néanmoins appréciée par mon palais. Au même instant, je regardais le moignon de mon pied, me disant que la chair de celui-ci serait peut-être plus appréciable, du fait qu’il avait été cuit par la flamme. Le dessous devait être plus gouleyant. Je pris alors mon couteau de chasse, et coupa un morceau de chair de ce dernier, laissant couler un léger filet de sang sur le sol poussiéreux. Je mis le morceau de chair dans ma bouche, puis le mâcha doucement, afin d’en savourer la texture. Je trouvais ça bizarrement bon, malgré la réticence de mon cerveau à accepter une telle pitance.
Je décidais de couper d’autres morceaux, tout en les cautérisant au fur et à mesure, pour ne pas me vider de mon sang exagérément. Je mis ceux-ci à cuire en bouillon, et goûta à nouveau le résultat obtenu. Cela se fit à tatillon, mais à force d’essais sur d’autres parties de mon corps, je trouvais la température de cuisson parfaite pour altérer suffisamment l’arrière-goût que je ressentais parfois à la mise en bouche, et découvrait de nouvelle saveurs que je n’aurais jamais cru possible d’exister. Les jours suivants, ma faim devenant grandissante, je découpais des morceaux de plus en plus grands de mes pieds, puis mes jambes. Sans presque m’en rendre compte, au bout de 3 semaines de ce « régime », ma jambe gauche avait été dévorée jusqu’au genou, et ma jambe droite jusqu’à hauteur de la cuisse. Je m’étais aussi découpé des parties de ma poitrine, de mon ventre, mes épaules, la peau des doigts de ma main gauche. Je trouvais plusieurs recettes, expérimentant toujours plus loin, avec des morceaux toujours plus importants et variés. Même les lobes de mes oreilles y passèrent.
A un moment, était-ce cette viande d’un nouveau genre qui me faisait cet effet, ou simplement la folie m’envahissant, mais j’étais pris de plus en plus par une frénésie affolante de viande, en voulant toujours plus, comme un virus se propageant à travers moi, et dont je ne connaissais pas le remède. Ou plutôt, je n’avais sans doute pas envie de le connaître… 2 mois passèrent ainsi… J’étais réduit à un tronc sanguinolent, ayant dévoré mes 2 jambes jusqu’à la hauteur de l’entrecuisse, et mon bras gauche jusqu’à l’épaule. Je ne m’étais pas contenté de manger la chair. Je broyais les os coupés et cassés, pour faire une sorte de poudre que je mélangeais à l’eau et à du sang. Cela me faisait l’effet d’un hallucinogène qui me faisait oublier la douleur que je pouvais ressentir parfois en coupant d’autres parties de mon corps. Je cautérisais chaque découpe, m’empêchant toute gangrène. Mais les deux dernières semaines furent plus difficiles, du fait que je n’avais plus qu’un bras et une main pour toute fonction motrice. Je dis les deux dernières semaines, parce que je me base sur le jour de mon sauvetage. Ils sont arrivés sans que je sache comment sur le moment. Parmi eux, je crus reconnaître mon frère, mais je n’étais pas sûre. Mon esprit embrumé n’étant plus vraiment capable de discerner ce qui était vrai de ce qui provoquait des hallucinations. Je me souviens juste des cris de dégoût de certains des hommes en uniforme en me voyant dans mon état, une sorte de monstre de foire, ne ressemblant plus à un être humain, tel qu’on le conçoit.
Je crois qu’à un moment, l’un d’entre eux m’a fait une piqûre sur mon bras encore existant, et j’ai dû m’endormir. Je me suis retrouvé dans un lit tout blanc, le cerveau encore un peu dans les vapes. J’avais des bandages un peu partout. Je ressemblais à la créature des studios Universal : la momie. C’était drôle sur le moment, mais parfois je me mettais à pleurer. Je ne sais pas si c’était la joie d’avoir été retrouvée, ou si je maudissais la vie de m’avoir réduite à cet état. Même si je me rappelais peu à peu ce que j’avais fait. Pour survivre, j’avais mangé mon corps…Plusieurs mois passèrent ainsi, mon état mental s’améliorant peu à peu, ainsi que mes blessures qui posaient le plus de problème. Fort heureusement, je n’avais pas touché d’organes vitaux. Ce qui n’empêchait pas les médecins m’entourant de parler de moi comme d’un miracle vivant d’avoir survécu à un tel état.
Par la suite, des journalistes prirent la suite de mon frère que je parvenais à reconnaitre. C’est lui qui m’expliqua qu’ils m’avaient retrouvée après qu’il ait signalé le fait que j’avais disparue depuis plusieurs semaines, et qu’il savait où je m’étais rendue. Les équipes de secours ont parcouru plusieurs versants du pic pour me retrouver, en vain. C’est alors que tout le monde était prêt à abandonner que mon frère se souvint de mon pacemaker, et de l’application sur son ordi qui permettait de surveiller son fonctionnement. Comme je ne voulais pas de technologie high-tech chez moi, c’est lui qui s’était chargé de télécharger l’appli et des connexions avec mon pacemaker. « Juste au cas où » m’avait-il dit à l’époque. Et grâce à ça, et aux signaux envoyés, au même titre qu’un semblant de GPS, ils avaient pu identifier la grotte où je me situais. Dès lors, les équipes de secours ont fait venir un hélicoptère pour parvenir à atteindre le promontoire, et c’est ainsi qu’ils m’ont trouvé. Ou du moins, ce qu’il restait de moi. Au début, chacun pensait que je m’étais fait dévorer par un animal suffisamment intelligent pour ne pas dévorer les organes vitaux. Jusqu’à ce qu’il découvre tout mon « attirail de découpe » ça-et-là dans la grotte, leur faisant comprendre que je m’étais auto-dévorée…
L’affaire fit grand bruit, tous les médias du pays en parlèrent, même s’ils ne connaissaient pas tous les détails. Par exemple jusqu’à quel point je m’étais mangée, indiquant juste que j’avais coupé quelques parties de mon corps pour survivre, sans préciser plus. Il y eut un grand élan de solidarité. De grands chirurgiens, spécialisés dans les prothèses, proposèrent leurs services pour me permettre de redevenir « normale », de retrouver mes membres perdus. Des chirurgiens plastiques de grande renommée réparèrent les parties de mon corps que je n’avais pas ingérées. La seule consigne qu’ils avaient, c’était de ne pas révéler l’ampleur de ce que je m’étais fait subir. Pour me protéger. A la demande de mon frère. C’est ainsi que je suis devenu telle que vous me voyez aujourd’hui, apprenant à me déplacer avec ces membres artificiels, en attendant de pouvoir courir à nouveau, sauter et toute autre activité que l’on peut qualifier d’habituelle pour un être humain. Même si je ne me considère plus ainsi, quoi qu’en dise mon frère, et tous ceux qui ont eu la gentillesse de me rendre, en quelque sorte, les parties manquantes de mon corps.
Comme vous voyez, si mon corps est revenu sous une autre forme, si mon histoire véritable a été quelque peu déformée pour ne pas trop choquer l’opinion publique du monde, mon mental, lui ne sera plus jamais tout à fait le même, comme vous pouvez vous en douter. On ne peut pas sortir indemne d’une telle expérience. Mais je ne le regrette pas, contrairement à ce que certains ont évoqués à travers leurs torchons qu’ils nomment magazines, ou leurs réseaux sociaux sur internet. Ce que j’ai vécu, je ne le souhaite à personne, malgré tout. Mais ce que j’ai fait m’a permis de survivre. Grâce à mes actes, je suis là devant vous, à vous relater ma vraie histoire. Et je suis fière maintenant d’être devenue une sorte de symbole de l’extrême. C’est mon titre de gloire. Et celui-là, je sais que personne ne pourra jamais le battre. Il restera à jamais gravé dans l’histoire. Mon nom sera toujours associé au mot cannibalisme, j’en suis consciente, mais cela ne me dérange pas. Cela ne me dérange plus, parce que cela fait partie de mon passé. Aujourd’hui, je continue de vivre, parmi vous. Je ne suis plus humaine, mais je vis.
Maintenant, posez-vous la question, vous qui avez écouté mon histoire : qu’est-ce que vous seriez prêts à faire… Pour survivre ?
Publié par Fabs
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