6 avr. 2022

L'ORPHELINAT DE LA SOUFFRANCE

 


 

Pourquoi ? Pourquoi sont-ils tous aussi méchants avec moi ? Pourquoi me faire subir tout ça ? Qu’ai-je bien pu faire pour mériter toute leur haine, leurs coups, leurs blagues si cruelles envers moi ? Et Mère Antonietta, la Mère Supérieure, au lieu de condamner leurs actes envers moi, ne fait que les encourager. Je sais qu’elle me déteste, qu’elle voudrait que je n’aie jamais été emmené dans son hospice. Elle qui s’est toujours vantée de n’avoir que des enfants sains dans son établissement, victimes de conflits et de guerre ayant coûté la vie à leurs parents, ou bien d’assassinat de ces derniers dans les ruelles sombres de Parme. Pourtant, moi aussi, je viens de la commune de Pellegrino Parmense, tout comme eux. Enfin, c’est ce que m’a dit Soeur Dorotéa, quand j’eus atteint l’âge de 11 ans. Elle m’a aussi dit que, contrairement à tous les autres enfants de l’hospice où je vis, je devais ma présence au fait d’être un enfant des « Culle Per La Vita », les berceaux de vie, ou « Tour d’Abandon », l’année où le démantèlement de ceux-ci a été décidé, en 1872, conduisant à son arrêt au sein de l’hôpital de Parme.

 

J’ai été le dernier des enfants venant du « Tour d’Abandon » de cet hôpital, et plusieurs hospices ont refusés ma présence, tel ceux des paroisses de Careno, Iggio et Grotta. Les mères supérieures des hospices alentour de Parme ne voulant pas d’un enfant d’un système désavoué par le Pape. Cependant, les instances religieuses ne pouvaient accepter qu’un enfant augmente le taux d’infanticide, celui-ci résultant de la fin du système des  Tours d’Abandon . Le plus grand nombre de corps étant retrouvés sur les rives du Tibre. Ils imposèrent à Mère Antonietta, en charge de l’hospice de la paroisse de Varone, de m’accueillir. Ne pouvant s’opposer à un ordre direct de ses supérieurs, bien que réticente, elle dut s’acquitter de me prendre en charge, ce qui me valut d’être pris en grippe par elle dès mon arrivée. Car je risquais de briser le prestige de son établissement qui lui tenais à cœur, plus que tout autre dirigeante des paroisses de la commune de Pellegrino Parmense.

 

Elle n’a jamais accepté ma présence, mon existence au sein de son institution. J’étais pour elle un poids mort, un frein à la valeur qu’elle avait instituée pendant des années, s’arrangeant toujours pour obtenir les meilleurs « produits », pour son établissement, qu’elle jugeait digne d’obtenir l’éducation des sœurs sous ses ordres. Chaque enfant entrant dans son hospice n’était ni plus ni moins que cela : un produit qui pouvait lui rapporter gros, s’il avait des origines valorisantes. C’est pourquoi elle n’avait toujours accepté que des enfants de Parme, et pas d’autres villes moindres, sauf ceux issus des Tours d’Abandon, qu’elle jugeait appartenant à des classes sociales inaptes à recevoir son savoir. Les mères qui mettaient leurs enfants dans ces Tours étaient toutes issues de basses castes ouvrières, ayant eu ces enfants de manière illégitime, par des relations incestueuses, ou avec un patron n’ayant eu aucun remords à les licencier, une fois découvert leur grossesse, et voulant éviter le scandale que l’annonce de cet enfant de son fait n’aurait pas manqué de déclencher.

 

Mère Antonietta savait que d’autres hospices de la commune avaient moins de peine à accepter de tels enfants, mais elle n’en voulait clairement pas, considérant que cela ferait baisser le prix de valeur de la « marchandise » qu’elle proposait à l’adoption, par des familles aisées, et n’hésitant pas à payer le prix fort pour obtenir des enfants éduqués par son système, qu’elle « vendait » comme le meilleur de toute la région. Pour elle, c’était un juste retour que d’être payée grassement pour livrer des enfants ayant une éducation de haute tenue, et venant de familles respectables. Elle s’assurait d’enquêtes minutieuses sur l’origine des enfants avant de les accepter au sein de son hospice, et ne voyait en eux que des produits de luxe, des objets qui devaient se sentir fiers d’avoir été choisis par ses soins. Alors, forcément, qu’on lui impose une denrée telle que moi, c’était quelque chose qui lui était intolérable, et Sœur Dorotéa l’avait déjà surprise plusieurs fois lors de conversation avec des instances religieuses en visite dans l’hospice, à préciser qu’elle espérait que je « disparaisse » rapidement de son établissement, afin de redorer son prestige que je gâchais par ma présence.

 

C’étaient des mots horribles pour Sœur Dorotéa, et elle avait du mal à comprendre l’attitude de la Mère Supérieure à mon égard, ainsi que celles des autres Sœurs, qui suivaient les consignes de Mère Antonietta. C’est pourquoi, quand je fus en âge de comprendre, elle me fit part de ce qu’elle savait. Une manière pour elle de libérer sa conscience, afin que je sache le pourquoi des mauvais traitements que je subissais sans relâche chaque jour, non seulement par Mère Antonietta et les autres Sœurs, mais aussi des autres pensionnaires. Ces enfants, dont beaucoup étaient plus âgés que moi, filles comme garçons, plus ou moins « appâtés » à coups de promesses de cadeaux rémunérateurs, comme des friandises ou une portion supplémentaire lors des repas, à me décider à m’enfuir, Mère Antonietta ne pouvant officiellement pas me mettre dehors, sans subir les foudres de ses supérieurs. En revanche, si je partais de moi-même, elle aurait l’excuse idéale pour expliquer mon absence. Mais pour cela, pour arriver à cette extrémité, il fallait que j’endure les pires souffrances, les pires humiliations. Faire de ma vie un calvaire incessant afin de me m’obliger à faire ce à quoi elle aspirait, avec la complicité des autres pensionnaires, dont l’innocence était d’ores et déjà brisée par les actions et les manigances de Mère Antonietta envers moi.

 

Cependant, je résistais à tout ça, comme les chutes orchestrées par les autres enfants lors de nos corvées quotidiennes, me déclenchant des écorchures, et même parfois des blessures plus graves, tout juste nettoyées en surface par les Sœurs complices du stratagème de Mère Antonietta, à l’exception de Sœur Dorotéa. La seule qui prenait pitié de moi, de ma souffrance, de ma tristesse, lorsque je m’isolais dans un coin du dortoir, pendant que les autres étaient au-dehors, pleurant à chaudes larmes, dans mes vêtements sales de la poussière accumulée depuis plusieurs jours. Les Sœurs chargées de nettoyer les vêtements des enfants trouvant toujours une excuse pour retarder le moment pour s’occuper des miens. A cause de ça, je pouvais porter les mêmes sous-vêtements pendant une semaine entière, n’ayant le droit de me laver que tous les 3 jours, alors que les autres pouvaient avoir accès à la salle de toilettes tous les jours, et même parfois plus, quand ils se salissaient lors de leurs tâches quotidiennes, ou bien en jouant à l’extérieur. Ce qui m’était bien évidemment interdit, comme tout loisir ou distractions.

 

Là aussi, il y avait toujours une excuse de la part des Sœurs ou de Mère Antonietta elle-même pour me demander de m’acquitter d’un travail supplémentaire à l’heure des pauses. Parfois même pendant l’heure des repas, devant me contenter des restes laissés en salle des repas, et se limitant souvent à quelques quignons de pain et d’un fond de soupe froide. Dans ces moments-là, Sœur Dorotéa parvenait à me rendre le sourire, en chantonnant avec moi, en m’offrant du papier et des crayons qu’elle avait subtilisés discrètement, à l’insu de Mère Antonietta et des autres Sœurs. Je savais que ce qu’elle m’offrait était un risque de sa part. Si on venait à découvrir qui était à l’origine de ces présents, Sœur Dorotéa pouvait subir de lourdes conséquences de la part de Mère Antonietta. Des sanctions pouvant aller jusqu’à un renvoi de l’hospice, voire une lettre rédigée et envoyée aux autres hospices, empêchant Sœur Dorotéa de retrouver un poste ailleurs dans la région.

 

Néanmoins, malgré les risques, Sœur Dorotéa était mon petit rayon de soleil, que je me devais de masquer, du mieux que je pouvais. Plusieurs fois, des enfants m’ont dénoncé en me voyant manger une pomme en cachette, ou dessiner avec les présents de Sœur Dorotéa, me valant des coups de fouet donnés par Mère Antonietta dans la cour, devant tout le monde. Y compris Sœur Dorotéa, qui se sentait coupable de ma punition, car elle en était à l’origine. A chaque fois, je disais que c’était moi qui avais volé les fruits, les petits biscuits, les feuilles et les crayons de couleurs offerts par Sœur Dorotéa. Parce que je ne voulais pas qu’elle parte à cause de mes erreurs. Je n’avais jamais connu mes parents, et je la considérais comme la mère que je n’avais jamais eue. Je savais que si elle partait, je ne parviendrais pas à en supporter davantage. Je ne pourrais plus résister à la méchanceté des autres enfants, au regard de médisance de Mère Antonietta et ses complices. Je finirais par perdre toute envie de me battre, et devrais accéder au désir de fuite tant voulue par celle qui était à l’origine de mes tourments…

 

Si je ne l’avais pas fait jusqu’à présent, c’était dû à la présence de Sœur Dorotéa. C’était elle qui m’avait donné cet infime espoir de trouver du réconfort au sein de cette institution, cet enfer dont j’étais le centre d’attraction pour tout ceux présents en ces murs. Je me suis donc accrochée, ne tenant pas compte des crachats des filles plus petites que moi sur mes bras ou mes jambes, sous les encouragements des enfants plus âgés, qui riaient. J’ignorais les insultes, les moqueries sur mon aspect, ma puanteur, le gras de mes cheveux, le noir de mes pieds, et les couches de suie s’accumulant sur les haillons qui me servaient de vêtements. Je ne tenais pas compte des inscriptions sur mes draps de lit, les dessins me représentant en servante du diable sur mon oreiller ou le bois de mon lit. J’ai résisté à tout ça pendant des semaines, des mois, des années. Et puis, un jour, Sœur Dorotéa a fini par faire une erreur qui allait décider de mon destin…

 

Je venais d’avoir 15 ans, et bien évidemment personne ne m’a souhaité mon anniversaire, et rien ne laissait supposer qu’une fête serait organisée pour moi, pour cet évènement qui n’était pour moi qu’un jour comme les autres, parsemée de coups, d’humiliations et de larmes. Personne sauf Sœur Dorotéa, qui avait pris un risque insensé. Celui de me confectionner en secret, pendant que tout le monde dormait dans l’hospice, un petit gâteau. Elle était parvenue à le cacher dans sa chambre, à l’insu de tous, attendant que chacun soit occupé au-dehors pour me l’amener à ma cachette habituelle, coincée entre mon lit, celui tout au fond du dortoir, celui le plus à l’écart des autres, et le mur du fond de la pièce. J’étais perdue comme à mon habitude dans mes pensées sombres, quand Sœur Dorotéa est venue vers moi, mettant un doigt sur sa bouche, pour me signifier de ne pas faire de bruit, alors qu’elle sortait une petite boîte de sous sa soutane. Une petite boite en plastique dont elle ouvrait le couvercle, et tendait vers moi, en souriant.

 

A l’intérieur, il y avait un petit gâteau tout rond, avec des morceaux de fraise sur le dessus, entourés de crème fraiche. Il était tellement beau. C’était la première fois que je voyais un gâteau aussi magnifique. Je regardais Sœur Dorotéa, qui continuait de sourire, avant de me tendre une petite cuillère en bois, et me disant de manger mon gâteau d’anniversaire. A ce moment-là, je n’ai pas pu me retenir. J’ai pleuré. Mais ce n’étaient pas des larmes de tristesse, c’étaient des larmes de joie. J’étais tellement heureuse. Pour moi, c’était le plus beau des cadeaux qu’elle ait pu m’offrir. Tout à notre joie toutes les deux, nous ne nous sommes pas aperçues de la présence de Gino. Le garçon qui prenait un malin plaisir à me tourmenter le plus. Quand nous nous sommes rendu compte qu’il était là, il était déjà en train de courir vers la sortie du dortoir, criant le nom de Mère Antonietta. Sœur Dorotéa n’eut pas le temps de l’arrêter pour lui demander de se taire. En quelques minutes, Gino était déjà dehors, expliquant ce qu’il venait de voir dans le dortoir. Je n’ai eu le temps que de goûter que quelques bouchées du gâteau de Sœur Dorotéa, sous son insistance, avant que Mère Antonietta et deux Sœurs arrivèrent au sein du dortoir.

 

Mère Antonietta adressa un regard noir à Sœur Dorotéa, avant de la gifler violemment. Tellement violemment qu’elle fut projetée au sol, laissant une marque rouge sur sa joue droite. L’instant d’après, l’une des sœurs accompagnant Mère Antonietta, m’arracha la petite boite contenant le gâteau, la jetant au sol, et renversant son contenu, pendant que l’autre Sœur m’agrippait par le bras, m’obligeant à la suivre, me faisant trainer sur le sol, pendant que je criais le nom de Sœur Dorotéa, et que je voyais Gino prenant plaisir à écrabouiller le gâteau qu’elle m’avait confectionné. Je crois que je n’ai jamais autant pleuré que ce jour-là. J’ai cru que toute l’eau de mon corps venait de sortir de mes yeux. La Sœur m’ayant emmené m’enferma dans une pièce toute noire, sans fenêtre, sans meuble, sans même un lit, avec pour seule source de lumière, celle venant du couloir, passant par les barreaux situés sur le haut de la porte. Juste après, j’entendais le bruit d’une clé tournant la serrure, et des bruits de pas s’éloignant. Je criais de tout mes forces, appelant Sœur Dorotéa de venir à mon aide. Je criais de la laisser tranquille, que c’était ma faute, qu’il ne fallait pas la punir, mais la punir moi. Mais mes cris se perdaient dans le vide des couloirs.

 

Je continuais de crier malgré tout, mais mes forces s’amenuisèrent, et la fatigue me submergeant, je finis par m’endormir sur le sol froid de la pièce. Je ne sais pas combien de temps je suis restée à l’intérieur. J’ai perdu toute notion du temps à mon réveil. Un réveil brutal. C’est Mère Antonietta qui m’a sortie de la pièce. Elle avait un regard encore plus noir que d’habitude, me tenant par le bras, le serrant tellement fort que je crus qu’elle allait me l’arracher. Elle m’emmena dans son bureau, me fit asseoir, puis se positionna devant moi. Elle m’indiqua que je ne verrais plus jamais Sœur Dorotéa. Qu’elle s’en était assurée. Et que d’ailleurs, elle ne travaillerait plus jamais pour l’Eglise. Tout ça parce qu’elle avait voulu me faire un simple gâteau. Parce qu’elle avait voulu être la seule personne gentille ici. Je pleurais sans que mes larmes ne déclenchent la moindre émotion sur le visage de Mère Antonietta. Celle-ci me regardait, impassible, avant qu’un rictus se dessinait sur ses lèvres. Elle s’amusait de ma détresse. Elle exultait même, avant de m’indiquer que je devais faire le ménage dans son bureau. Et qu’une fois que j’aurais finie, elle aurait d’autres corvée à me donner, insistant sur le fait que ce que j’avais vécue jusqu’à présent n’était rien en comparaison de ce qu’elle me réservait pour les prochains jours. Jusqu’à ce que je craque, et que je me décide à partir…

 

Puis elle partit, me laissant seule dans son bureau. Je mis de longues minutes à émerger de mon effondrement de tristesse, pensant à Sœur Dorotéa, à ma vie ici. J’avais jurée à Sœur Dorotéa que je résisterais à tout ça. Tant qu’elle serait là. Mais maintenant qu’elle ne pourrait plus me donner ces petits moments de joie qu’elle m’offrait pour tenir le coup, à quoi bon continuer de rester. Cependant, je ne voulais pas offrir une victoire à Mère Antonietta. Je ne voulais pas lui donner la satisfaction de me voir m’enfuir, et lui faire obtenir ce qu’elle cherchait à avoir depuis mon arrivée ici. Je cherchais dans la pièce un moyen qui me permettrait d’en finir avec mon calvaire ici. Un moyen qui mettrait fin à ma vie dans cette succursale de l’enfer dont Mère Antonietta était le démon principal. Un moyen qui mettrait un terme à tout ça. De manière définitive. D’un coup, appelez-ça un éclair de génie, ou la lucidité du désespoir, je me rappelais d’un petit vice de Mère Antonietta auquel elle s’adonnait à l’écart des enfants. Préférant le faire à l’abri des yeux indiscrets.

 

Je ne l’ai vue qu’une fois, et ça m’a valu des corvées supplémentaires, avec la promesse de n’en parler à personne. Elle avait l’habitude de fumer du tabac avec une sorte de tuyau qu’elle mettait dans sa bouche. Et pour allumer le tabac, elle se servait d’allumettes qu’elle frottait à l’aide d’un pyrogène en argent, preuve de sa richesse obtenue sur le dos des enfants, à qui elle inculquait, elle et les Sœurs sous ses ordres, son éducation. La seule autre personne, à ma connaissance, au courant de ce vice, était Sœur Dorotéa, car je lui avais demandé ce qu’était ce petit tube et cet objet de métal qui lui servait à l’allumer. C’était Sœur Dorotéa qui m’avait indiqué le nom et la fonction de ces objets, et elle m’indiqua que, non seulement elle était au courant de ça concernant Mère Antonietta, mais qu’elle avait un autre vice. Elle avait un goût prononcé pour l’alcool. Elle avait, caché dans son bureau, une flasque de ce liquide, qu’elle consommait également en cachette des Sœurs et des enfants. Sœur Dorotéa l’avait surpris un jour en train de ranger cette flasque dans son bureau. Si Sœur Dorotéa m’avait dit tout ça, c’était pour m’indiquer que tout le monde avait un secret, en me précisant que si Mère Antonietta allait un jour trop loin, il me suffirait de la menacer de divulguer celui-ci.

 

J’aurais pu me servir de cette information des dizaines de fois, mais ça n’aurait pas servi à grand-chose. Mère Antonietta aurait bien évidemment niée être en possession de ces objets, et personne parmi les Sœurs n’aurait été assez folle pour vérifier ces accusations dans le bureau de leur supérieure, afin de vérifier les dires d’une gamine qui servait de souffre-douleur, et que personne ne respectait. Elles auraient pris ça comme un moyen de défense de ma part pour me sortir d’une punition, et rien de plus. Mais aujourd’hui, Mère Antonietta avait commise une première erreur. Celle de me laisser seule dans son bureau, ignorant que je connaissais ces petits secrets la concernant. Je savais aussi l’action du feu sur l’alcool. Je l’avais lu en cachette dans un des rares livres présents au sein de l’hospice. Je me dirigeais donc vers le bureau de Mère Antonietta, et ouvrais le premier tiroir. Rien. J’ouvrais le deuxième. Toujours rien. Juste des papiers. Puis, en ouvrant le 3ème tiroir, je trouvais ce que je cherchais. La petite flasque d’alcool, et le pyrogène qui servait à allumer son tabac.

 

Sans même réfléchir, car j’avais déjà décidée de ce que j’allais faire pour être libérée de Mère Antonietta, je m’emparais de la flasque, dévissait le bouchon, et m’empressait de déverser son contenu sur ma tête. L’odeur était horrible, mais je devais continuer. Je n’étais qu’à la moitié de mon plan. Je prenais alors le pyrogène en main, prenait une allumette parmi celles placée dans le creux de l’objet, et frottais celle-ci sur la surface rêche et métallique du pyrogène, afin de l’allumer. Je regardais quelques instants l’allumette enflammée, la fixant, voyant en elle le moyen d’être enfin libérée de tout ça, de la haine de Mère Antonietta envers moi, parce que je ne faisais pas partie des « produits » de « luxe » qu’elle vendait aux familles fortunées faisant partie de son commerce lucratif, qu’elle osait appeler adoption. Ayant même le culot de se considérer comme une sainte, une libératrice de la détresse d’enfants orphelins. Alors qu’elle était tout l’opposé de ça. Une libératrice, elle ? Quelle blague ! La vraie libératrice pour moi, c’était cette allumette qui m’offrait son éclat devant moi. Puis, je me libérais de mes pensées, et apposais l’allumette sur ma tête…

 

Je sentais immédiatement la chaleur envahir mes cheveux, mon crâne, ma peau, les flammes descendant la ligne produite par l’alcool ayant coulé le long de mes habits crasseux, dont la poussière devenait un vecteur inflammable d’une rapidité étonnante. J’ignore pourquoi, mais à cet instant, je ne criais même pas, je ressentais ces flammes comme une délivrance, et je n’avais pas peur d’elles. Je les laissais envahir tout mon corps, jusqu’à atteindre mes pieds. Je devenais un ange de feu prêt à s’envoler au Paradis qui m’étais promis, là où je retrouverais peut-être ma mère qui m’avait abandonnée, qui sait ? Ou d’autres enfants qui ont subi la mort, par des parents préférant leur sacrifice à la douleur de les voir mourir de faim sous leurs yeux, ajoutant à leur souffrance et leur détresse… Qu’importe après tout. Tout ce qui comptait, c’était que je parte loin de ce monde qui ne m’avait apporté que larmes et désespoir. Je n’entendais même pas les voix des Sœurs et de Mère Antonietta venues dans le bureau, alertées par les flammes alors qu’elles étaient au-dehors, avec les autres enfants, ignorant comment arrêter ce feu de l’enfer que j’avais déclenché.

 

Je riais intérieurement en me demandant quel mensonge Mère Antonietta allait bien trouver à dire quand l’enquête trouverait l’origine du feu, cet alcool qui n’était pas censé être là. Je venais peut-être, par mon acte, de mettre fin au règne de cette diablesse, mais je m’en moquais. Déjà, je ne voyais plus les formes qui s’affolaient l’instant d’avant, qui se réduisirent vite à des silhouettes, puis des ombres disparates, avant de disparaitre complètement. Je me trouvais dans un long tunnel blanc. Je n’avais plus mes vêtements crasseux, mes cheveux étaient propres, je sentais bon. Je ressentais l’instinct d’avancer, et là devant moi, je vis Sœur Dorotéa qui me tendait ses mains, avec son sourire toujours aussi angélique. Était-elle là à cause de Mère Antonietta ? Ou bien avait-elle été dès le départ l’ange gardien chargé de me montrer la voie à suivre pour me libérer ? Mais je m’en moquais, ça n’avait plus d’importance. Je mettais ma main dans la sienne, et nous avancions ensemble vers la lumière qui nous appellait…

 

Publié par Fabs

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