Elle se dresse devant moi, avec toute sa beauté irréelle, ses long cheveux noirs flottant au vent, et ces vents glacés qui submergent tout l’espace l’entourant, alors que son regard me fixe avec mépris. Je sens sa colère qui émane de son corps, se dirigeant vers moi comme une tempête s’abattant sans pitié, me faisant tomber sur le sol enneigé. Je sens mon cœur battre à vive allure, mon corps est comme transpercé de toute parts d’effluves d’un froid intense, tel des pics de glace ayant une vie propre. Je suis comme paralysé. C’est comme si j’étais attaché par des fils invisibles, retenant tous mes membres, tirant leurs extrémités, et tentant de les faire rompre. Elle est là, me signifiant mon erreur de n’avoir pas su tenir ma promesse. Cette promesse faite étant enfant alors que je m’étais déjà rendu en ces lieux, son territoire, que nul humain n’a le droit de fouler du pied sans en subir les conséquences.
Nombre de personnes pensent qu’elle n’est qu’une légende, mais moi je sais qu’il n’en est rien. Je sais qu’elle est bien réelle, et qu’elle s’apprête à me faire subir son courroux pour avoir une nouvelle fois sali la blancheur du paysage par ma présence. Pour ne pas m’être souvenu de ses paroles me demandant de ne jamais revenir ici, sous peine de mourir de ses mains. J’ai obtenu un sursis il y a 30 ans de cela, et je venais de le gâcher. Je venais de perdre le droit de continuer de vivre. J’étais destiné à devenir une de ses nombreuses victimes. Celles, qui, comme moi, avaient osé souiller ses terres de neige et de glace, ces montagnes où elle régnait, qu’elle protégeait des actes de l’être humain. Cette race qu’elle exécrait pour détruire toute la beauté qui se trouvait à portée de ses mains. Cette race de conquérants qui ne voyait dans la montagne où elle vivait qu’un simple lieu, pouvant servir à étendre toujours plus l’avidité, le désir et la convoitise humaine, et se moquant bien du ressenti des créatures présentes sur place, telle qu’elle en faisait partie.
On dit d’elle qu’elle n’est qu’un esprit malfaisant, une déesse de la mort pour quiconque commettrait l’outrage de défier son titre de gardienne de ces montagnes, qui ont longtemps été sacrées dans des temps tellement anciens, que nul ne s’en souvient. Mais elle est bien plus que cela. Certains la réduisent au statut de Yokai. Des inconscients ignorants, ne connaissant d’elle que des légendes inscrites dans des livres, des images sans âme faites par des artistes n’ayant aucune idée de son apparence véritable. Aucun d’entre eux n’a pu transcrire la beauté de son apparence. A elle, Yuki-Onna, la femme des neiges, celle qui protège la montagne de la souillure humaine. Aujourd’hui, je sais que je vais mourir de ses mains, et que mes pleurs qui tombent sur la surface blanche m’entourant n’y changeront rien. J’aurais beau gémir, implorer son pardon, la supplier, je n’aurais pas de seconde chance tel qu’elle me l’a accordé 30 ans auparavant, parce que je n’étais qu’un jeune enfant, plein d’innocence, et inconscient du mal fait par mes parents à la montagne dont elle était la gardienne.
D’un coup, les souvenirs de cette nuit-là me revinrent. La nuit où mes parents ont perdu la vie, leur corps gelé sur toute la surface. Eux aussi ont tenté de l’implorer, lui demandant de pardonner leur arrogance pour s’être introduit sur son territoire, pensant qu’elle n’était qu’une invention, une simple histoire pour faire peur aux enfants ou aux touristes malveillants. Ils ont tenté de lui expliquer qu’ils n’avaient pas de mauvaises intentions, que leur présence ne se limitait qu’à faire de simples photos des paysages montagneux, à la demande d’un magazine. Mais elle n’a pas voulu entendre leurs excuses, ne voyant en eux que des envahisseurs venus perturber la quiétude de sa montagne, son territoire. J’ai vu de mes yeux d’enfants, sans toutefois tout comprendre, Yuki-Onna toucher la tête de mon père et de ma mère, avant qu’une couche de glace ne fasse d’eux des statues sans vie, s’écroulant sur le sol de neige. Ce n’est qu’après qu’elle m’a vue, avec mon regard innocent, semblant lui demander grâce, même si j’ignorais le sens de ce mot, du fait de mon jeune âge.
Je l’ai vu s’approcher. Son regard noir s’est soudain adouci, comme si elle comprenait que j’étais différent de mes parents. Contrairement à eux, je n’avais pas eu le désir de me rendre sur son domaine, je n’avais pas eu la volonté de la défier sur son territoire. De braver son existence. L’espace d’une seconde, j’ai cru percevoir un semblant de larmes dans ses yeux bleus et glacés. Comme si le fait de me voir lui rappelait des souvenirs douloureux qu’elle pensait enfouis dans sa mémoire. Je reste persuadé que c’est ma nature d’enfant qui m’a valu son pardon et sa pitié. Elle s’est alors accroupie devant moi, m’a caressé les cheveux. J’ai senti un léger picotement envahir le dessus de mon crâne, une légère et fine couche de glace se déposant sur ceux-ci. Voyant mes larmes, car je venais de comprendre, par leur silence, après leur avoir demandé qui était cette belle dame, que je ne reverrais plus jamais mes parents, Yuki-Onna a alors frôlé ma joue droite, dans un geste tendre, comme le font les mères humaines à leur progéniture. Puis, elle a stoppé mes larmes, les faisant se transformer en petits morceaux de glace, et les enlevant de mon visage, pour les faire tomber sur le sol. Elle m’a regardé encore quelques minutes, avant de pencher son visage sur moi. J’ai senti son froid baiser sur la peau de mon front. C’était une sensation étrange. Malgré la froideur, je sentais comme une forme de chaleur émanant de ce baiser. Elle comprenait mon malheur, la perte de mes parents. C’était comme si elle s’excusait de m’avoir rendu orphelin.
C’est là qu’elle m’a dit ces paroles, m’indiquant qu’elle me laissait la vie sauve, parce que je lui rappelais son propre enfant, tué par des chasseurs humains, il y avait des siècles de cela. Depuis, elle hait les humains, et est sans pitié à tout ceux de cette race qui osent venir sur la montagne où elle a subi cette perte. Mais parce que j’étais un enfant, elle m’accordait sa clémence. A la condition de ne jamais revenir sur ses terres, et encore moins d’amener d’autres représentants de la race humaine. Car si je rompais cette promesse, je subirais le même sort que mes parents, et à mon tour je devrais traverser le fleuve Sanzu-no-kawa pour rejoindre mes ancêtres, en empruntant le pire des chemins : celui des eaux de serpents. Car rompre la promesse faite envers un Yokai, c’est s’exposer à la colère divine, et lors de ma rencontre avec Datsue-Ba et Keneo, les démons chargés de déterminer le poids des péchés, avant de se rendre sur le fleuve des 3 chemins, l’autre nom de la Sanzu-No-Kawa, ma faute serait immédiatement perçue. Une faute qui me vaudrait les pires tourments une fois de l’autre côté.
Mon jeune âge, et la gentillesse de Yuki-Onna sur l’instant m’ont fait promettre de ne jamais revenir, ignorant les répercussions d’une telle promesse faite à un Yokai. Et Yuki-Onna m’a sourie alors, satisfaite de ma réponse et faisant confiance en mes paroles. Ensuite, elle a posé ses doigts sur mes paupières, les faisant s’abaisser, et je suis tombé dans un profond sommeil. Quelques heures plus tard, je me suis réveillé au sein d’un hôpital. Les médecins m’ont expliqué que des villageois m’avaient trouvé au pied de la montagne, juste devant le territoire de Yuki-Onna, que personne ne devait franchir. Bien que connaissant cette légende, mes parents n’étaient pas des natifs de cette région, et n’étaient pas coutumiers du respect de celle-ci, tel que le pratiquaient les habitants locaux. Ce fut leur première erreur, et ils en payèrent le prix. Quant à moi, en grandissant, et au fur et à mesure que je devenais adulte, j’ai fini par croire que ces visions de Yuki-Onna n’avaient été qu’un rêve. Un doux rêve d’enfant venant d’un esprit voulant trouver une explication à la mort de mes parents.
Les corps de ceux-ci avaient été trouvés un peu plus loin de l’endroit où je fus découvert par les villageois. L’enquête officielle précisait qu’ils étaient morts de froid, mais les habitants du village savaient que leur mort était dû à la colère de Yuki-Onna, pour avoir osé braver l’interdit, et s’être rendus sur les terres de cette dernière. J’ai été élevé par mes grands-parents, sur l’île de Kyūshū, loin de cette région, loin des croyances concernant Yuki-Onna, et finalement, je me suis persuadé de la stupidité de ces visions qui ne pouvaient être vraies. J’ai suivi la trace de mes parents, devenant photographe moi aussi, parcourant le japon, à la recherche des plus beaux sites pour des magazines spécialisés. Jusqu’au jour où un de mes clients m’a demandé des photos de la région où mes parents trouvèrent la mort lorsque j’étais enfant. Il y avait une forme d’instinct, malgré moi, qui me disait de ne pas retourner à cet endroit. C’était comme une voix en moi qui me l’interdisait, sans que je sache exactement pourquoi. Après tout, c’était un lieu comme les autres. Je pensais que c’était peut-être dû au fait que mes parents y avaient perdus la vie. Une sorte de défense mentale incontrôlable. Alors, pendant des années, j’ai refusé de me rendre dans cette région, malgré l’insistance de clients exigeants.
Et puis, l’être humain étant faible de nature, face à l’assurance de recevoir une grosse somme pour aller contre sa volonté propre, j’ai craqué, et ai accepté de me rendre sur place. Le virement de 800.000 Yen sur mon compte a été suffisant pour me convaincre. Et donc, j’ai commencé à explorer la région, me contentant au départ des alentours de la montagne, suivant en cela les conseils des villageois entourant cette zone, indiquant qu’il ne fallait pas franchir la limite du pied de la montagne, sous peine de déclencher la colère de Yuki-Onna. Yuki-Onna. Comme je ne me rappelais plus les circonstances dans lesquels j’avais perdu mes parents, et pensant que mes visions de cette femme au teint blanc, et aux yeux bleus comme la glace, n’étaient que des affabulations, je ne n’ai pas réagi tout de suite. Certes, avec l’âge, je m’étais familiarisé avec les légendes parsemant le japon, et Yuki-Onna faisait partie des plus populaires. Bien sûr, l’apparence la décrivant m’a au début troublé. Car même si je ne me rappelais pas mon rêve d’enfant, il subsistait quelques bribes de celui-ci, et les ressemblances de cette vision avec Yuki-Onna étaient étonnantes.
Comme dans ma vision, Yuki-Onna était une femme d’une grande beauté, à la longue chevelure noire, drapée dans une robe d’un blanc intense et immaculé comme la neige. Elle semblait flotter au-dessus du sol, donnant l’impression de ne pas avoir de pieds, et ses yeux d’un bleu froid et profond comme la mort, ressemblaient en tout point aux quelques souvenirs qui véhiculaient dans ma tête. C’était troublant certes, mais je ne pouvais pas renoncer aux 400.000 Yen supplémentaires promis en cas de photographies prises sur le « territoire interdit ». L’appât du gain faisant le reste, j’ai bravé la légende et les recommandations des villageois de la région, et ai pénétré sur les terres de Yuki-Onna. La première journée, il ne s’est rien passé d’inquiétant. Tout juste ai-je perçu des vents anormalement agités, allant à l’inverse de ce qu’annonçait la météo consultée sur mon portable. Le deuxième jour, les faits étranges se sont multipliés. Ma boussole bougeait dans tout les sens. Impossible de savoir où j’étais. Idem pour mon portable. Non seulement je ne recevais plus le moindre signal de réseau, mais aucune application, quelle qu’elle soit, ne voulait s’ouvrir. Même l’heure ne s’affichait plus.
En plus de ça, les vents s’intensifiaient, et j’avais la bizarre impression d’entendre des murmures à l’intérieur de ceux-ci, voire des morceaux de phrase. Du style « pars… » « dernière chance… » « promesse… » « trahi… ». Sur le coup, j’étais persuadé qu’il ne pouvait s’agir que de mon imagination, et bien évidemment, je n’en ai pas tenu compte. Mais le 3ème jour, j’ai très vite déchanté, quand Yuki-Onna est apparue devant moi, alors que je sortais de la tente que j’avais montée, alertée par une voix féminine m’indiquant que « j’avais trahi ma promesse, et que je devais en subir les conséquences ». Et c’est à ce moment de mon récit exposé plus avant dans mon histoire que je vous ai raconté, que je me retrouve à présent. Dès lors, j’ai compris que mes visions d’enfance n’en étaient pas, du fait de ces souvenirs remontés à la surface. Je me souvenais de tout : de cette nuit où mes parents périrent des mains de Yuki-Onna, de sa clémence envers moi, de ma promesse que je lui avais faite, et que je venais stupidement de trahir, parce que je ne croyais plus en elle. Mais déjà, je n’avais plus le loisir de penser à une éventuelle remise de peine de sa part. Je savais qu’elle n’arriverait pas.
Sa robe blanche brûlait mes yeux par sa lumière irréelle, pendant que Yuki-Onna s’approchait vers moi, révélant l’absence de pieds, son regard accusateur pesant de tout son poids sur mes épaules. Bientôt, elle ne fut plus qu’à quelques centimètres de moi. Je pleurais, comme j’avais pleuré la première fois où nos regards s’étaient croisés, 30 ans auparavant. Mais cette fois, Yuki-Onna ne sécherait pas mes larmes. Cette fois, elle apposerait sa main glaciale sur ma tête, comme elle l’avait fait pour mes parents. Et très vite, je sentais la glace envahir tout mon corps, je me transformais en statue, comme mes parents avant moi. Comme tout ceux ayant bravé sa loi. Pour n’avoir pas su saisir la chance qu’elle m’avait offerte de survivre, pour ma stupidité, j’allais rejoindre tout ceux m’ayant précédé. Je ne sais pas si le petit dictaphone dans ma poche a pu tout enregistrer jusqu’à présent. La glace aura sûrement eu raison d’une partie de mon récit. Malgré tout, sachez ceci : ne provoquez pas la colère de Yuki-Onna. Jamais. Et surtout, ne vous rendez pas sur ses terres, sous peine de subir ses foudres glacées et son toucher mortel. Yuki-Onna existe. Ne vous fiez pas à sa beauté et son apparente gentillesse. A partir du moment où vous subissez son regard, vous êtes déjà un mort en devenir…
Publié par Fabs
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