14 août 2021

LA DAME SOUS LE CERISIER EN FLEURS

 


Je n’ai jamais été ce qu’on peut appeler un modèle de sœur. Même si mon petit frère pense tout le contraire. A ses yeux, je suis la plus gentille, la plus adorables de toutes les sœurs du monde. Alors que je suis rarement à son écoute, toujours prise entre deux boulots pour arriver à joindre les deux bouts, le laissant en garde de mes voisins adorables, qui ont toujours été comme de vrais anges gardiens pour lui, comme pour moi. A chaque fois que je devais faire des heures supplémentaires, ils n’ont jamais émis la moindre objection à s’occuper de lui, le temps que je revienne à la maison, souvent tard le soir. Devant le porter dans mes bras jusqu’à sa chambre, enveloppée dans une couverture pour lui éviter la froideur du soir, pendant que le visage souriant de mes voisins nous accompagnaient à distance.

 

Une situation qui dure depuis 1 an maintenant. Auparavant, mon seul travail de serveuse était suffisant pour subvenir aux différentes charges à payer. Et puis, une crise économique est passée par là, obligeant mon patron à réduire pratiquement de moitié mon salaire. Je n’ai pas eu d’autre choix que de prendre un autre travail, pour notre vie à Yugo et à moi. J’ai oublié de me présenter : je me nomme Fuyumi Hasegawa. Fille d’Akira Hasegawa et Saori Arimitsu. Mes parents ne se sont jamais mariés, car leur union n’a jamais été reconnue par la famille de mon père, fils jugé indigne de la grande famille Hasegawa, l’une des 4 grandes de notre petit village où j’ai grandie. Un endroit où la lutte des clans a toujours été farouche depuis la nuit des temps. La famille de ma mère était des sans-titres, une simple servante, et, aux yeux du patriarche des Hasegawa, il était inconcevable qu’une roturière intègre cette famille illustre, et mon père fut déshérité, ce dernier refusant de renoncer à ma mère pour une question d’éthique.

 

C’est ainsi qu’ils emménagèrent dans une petite maison en dehors du village, à l’abri des regards des Hasegawa, vivant de la culture des légumes de leur jardin, qu’ils vendaient à la grande ville située à quelques kilomètres de notre village. Ils ne vivaient pas seuls cependant. Ma grand-mère, du côté de ma mère, s’était installé avec eux. Elle était assez âgée, et pour ma mère, il était impossible de la laisser vivre seule dans sa grande maison. C’est d’ailleurs en vendant cette dernière qu’elle et mon père purent s’acheter leur demeure. Ils vécurent heureux de cette manière pendant des années. Puis je vins au monde, suivie de mon petit frère 3 ans plus tard. Du fait de ces bouches à nourrir supplémentaires, la vie de mes parents devint plus difficile, et la vente des légumes ne suffisait plus. La mort dans l’âme, nous dûmes donc déménager vers la grande ville, au sein d’une maison modeste. Trouver du travail pour mes parents fut compliqué, la famille de mon père s’étant arrangé pour empêcher certains employeurs de l’embaucher, ne lui pardonnant pas, à leurs yeux, d’avoir trahi sa famille en vivant avec une moins que rien, selon leurs propres mots, tel que me l’a raconté ma grand-mère.

 

Au fur et à mesure que je grandissais, je comprenais la difficulté de mes parents à obtenir un salaire décent pour faire vivre notre famille. A mes 16 ans, je trouvais ce travail de serveuse, afin de soulager mes parents dont la santé s’était dégradée. Déjà, à cette époque, mon petit frère m’adulait, il me suivait partout où j’allais. Enfin, sauf à mon lieu de travail. Quand j’eus atteint l’âge de 24 ans, ma mère contracta une maladie qui finit par l’emporter. Mon père n’a jamais accepté sa mort. Il se suicida 2 mois plus tard, ayant sombré dans la dépression, nous laissant seuls, moi, ma grand-mère et mon petit frère. Plus tard, ce fut au tour de ma grand-mère de montrer les mêmes signes de maladie que ma défunte mère. Craignant une maladie contagieuse, c’est là que je dus m’adonner un geste que je ne me pardonne toujours pas aujourd’hui, ne pensant qu’à me protéger, moi, et surtout Yugo. Je pris donc la décision un soir de mettre fin à ses jours, en l’étouffant avec un oreiller, dans le silence de sa chambre, pendant sa sieste. Je crois que je n’ai jamais autant pleurée que ce jour-là, mes larmes inondant le kimono qu’elle ne quittait pratiquement jamais, sauf pour le laver, ainsi que les draps de son futon.

 

Je fis croire à une mort naturelle à Yugo, ainsi qu’aux autorités. C’est là que nos voisins se sont proposés pour nous aider dans les démarches pour l’enterrement, sachant que nous n’avions plus les moyens nécessaires pour une cérémonie funéraire. Ils nous ont aidés, mon petit frère et moi, financièrement, moralement, étant toujours aux petits soins pour nous. Je ne pense pas que c’était de la pitié ou de la compassion. Je crois qu’ils voyaient plutôt notre situation comme une opportunité à briser leur solitude. Nous étions un peu leur rayon de soleil de chaque jour. C’est à peu près à la même époque, 1 mois après le décès de ma grand-mère, que je la vis. La dame sous le cerisier. Ce cerisier faisait la fierté de mon père quand il le planta dans notre jardin. Pour lui, c’était le symbole de notre nouvelle vie, et il aimait beaucoup s’adosser à son tronc afin de méditer. C’était un fervent adepte du Bouddhisme, quelque chose qui était mal compris par sa famille, qui étaient des Taoïstes convaincus. Ma grand-mère y venait souvent aussi. Pas un jour sans qu’elle s’y installe avec sa petite chaise et son ombrelle.

 

Quand la dame du cerisier est apparue la première fois, j’étais persuadée qu’il s’agissait d’elle, et qu’elle était là pour se venger de moi, parce que j’avais raccourcie sa vie. A mes yeux, ça ne faisait aucun doute. Cela me faisait peur. J’avais peur qu’elle veuille que je la rejoigne. Et peut-être Yugo aussi. A chaque fois qu’elle apparaissait, l’angoisse envahissait tout mon corps, me faisant demander le nombre de jours qu’il me restait avant que celle-ci décide de nous emporter Yugo et moi. Je n’osais pas en parler à nos voisins, qui étaient pratiquement notre autre famille, tellement je craignais qu’il me prenne pour une folle. Mais bientôt, ses apparitions ne se limitèrent pas qu’au seul cerisier. Une nuit, Yugo se mit à crier, terrorisé, tremblant de sueur sur tout son corps. Quand je lui demandais ce qu’il s’était passé, pensant au départ à un simple cauchemar, il me dit que c’était à cause de la dame au kimono bleu avec des fleurs de cerisiers. A ces mots, je crus que mon cœur allait défaillir. Ce kimono bleu qu’il me décrivait, c’était le préféré de ma grand-mère. Celui qu’elle ne quittait pratiquement jamais. Afin de le rassurer, je fis dormir Yugo avec moi dans ma chambre. Mais les apparitions devinrent de plus en plus fréquentes, transformant notre paisible vie en cauchemar.

 

La dame au cerisier, tel que nous finîmes par l’appeler, ne se contentait plus seulement d’apparaitre le soir sous le cerisier, à la faveur des lampions qui l’entourait, mais la nuit aussi dans les endroits où ma grand-mère avait l’habitude de flâner régulièrement. Puis, ce fut en pleine journée que Yugo ou moi, tour à tour, l’aperçûmes. Parfois, dans la cuisine, dans la salle de thé, le vestibule. J’avais l’impression de devenir folle. Plus les jours passaient, plus sa présence s’intensifiait. Mon angoisse se ressentait sur mon travail, multipliant les erreurs. Erreurs que me firent perdre l’un de mes emplois. Dès lors, la situation financière, déjà précaire, devint alarmante. Nos voisins avaient beau se proposer pour nous aider, ils avaient déjà tant fait pour nous. Je ne me sentais pas la force de leur en demander plus. Tout comme je n’osais pas leur dire ce qui me tourmentait, malgré leurs questions en ce sens, s’étant aperçu de mon changement d’attitude. J’étais toujours sur le qui-vive, même quand on était chez eux, ce qui arrivait de plus en plus souvent, de peur de croiser également le fantôme de ma grand-mère au sein de leurs murs. Peur qu’elle s’en prenne à Yugo pour ma faute impardonnable. D’autres évènements se produisirent par la suite, augmentant encore plus cette peur.

 

Des messages s’inscrivaient parfois dans la tasse de mon thé, les morceaux de sucre flottant et remontant en haut de la tasse, pour former des kanji significatifs. Les idéogrammes de « Peur » « pardon » ou encore « repos » revenaient le plus souvent. Parfois, ils apparaissaient aussi sur le miroir de la salle de bain. Il m’arrivait d’entendre des bruits sur le plancher, identiques à ceux formés par les Geta en bois que ma grand-mère portait à ses pieds en permanence du temps de son vivant. Je fus amené à demander à nos voisins s’ils pouvaient garder Yugo quelques jours, sans que celui-ci vienne à la maison. Je sentais bien leur interrogation, mais je leur promis qu’une fois résolu le problème auquel j’étais confrontée, je leur dirais tout ce qu’ils désiraient savoir. Avec leur sourire habituel, il ne cherchèrent pas à en savoir davantage, et acceptèrent. Le soir même, n’y tenant plus, je me mis à appeler directement l’esprit de ma grand-mère, rassurée par le fait que Yugo n’était pas là, car il échapperait à sa vengeance. J’avais pu obtenir une semaine de congé auprès du patron du fast-food où je travaillais. Afin de mettre à profit ce temps, je multipliais les appels 2 jours durant au sein de la maison. En vain. Est-ce que ça faisait aussi parti de sa stratégie ? De n’apparaitre que quand je m’y attendais le moins ?

 

Le 3ème soir, exténuée par tous ces appels, ces recherches dans la maison pour trouver le fantôme de ma grand-mère, je la vis dans le jardin. Baignant dans une lumière irréelle, semblant sortir du tronc du cerisier, et s’avançant petit à petit vers la maison d’un air décidé. Je sentais que cette fois, ce n’était pas pour faire ses petits tours habituels, mais qu’elle venait pour en finir avec moi, définitivement. Au moins, Yugo était protégé, tant qu’il ne revenait pas chez nous. Ne voulant plus fuir, je l’attendais, fermant les yeux, prête à affronter mon destin, ma punition pour avoir volé la vie de ma grand-mère, accroupie dans ma chambre, comme un samouraï se préparant pour la cérémonie du Hara-Kiri, pour avoir fauté envers son seigneur. Je la voyais s’approcher plus encore, ayant ouvert au préalable les panneaux de bois et de papier de riz séparant le jardin de ma chambre. Au bout d’un instant, elle fut là, juste devant moi, m’observant, l’air impassible, avant de s’arrêter à quelques centimètres. Moi, j’avais la tête baissée, attendant qu’elle arrache ma tête pour se venger de mon acte odieux envers elle. Mais ça ne se passa pas comme je l’avais imaginée…

 

Soudain, elle posa sa main glacée sur mes cheveux, les caressant, comme elle le faisait souvent quand elle était encore parmi nous, et puis, elle s’adressa à moi :

 

« Je suis fière de toi, Fuyumi. Tu as montré à quel point tu était courageuse. Et je ne t’en veux pas d’avoir ôté ma vie. En fait, je dois te remercier d’avoir abrégé les souffrances qui me tuait petit à petit… »

 

J’avais du mal à croire les mots qu’elle disait. Alors, elle n’était pas là pour me tuer ? Je…Je ne comprenais plus rien. Tous ces jours d’angoisse, de peur intense… Pour rien ? Je n’avais pas compris ses messages en fait. Le mot « pardon », avec le recul, devenait plus clair. Je relevais la tête, les yeux noyés de larmes. Ce n’étaient pas des larmes de peur cette fois, mais des larmes de soulagement. Je plongeais mon regard dans le sien, rassurée de savoir qu’elle ne m’en voulait pas, bien au contraire. Rassurée que Yugo ne craignait rien aussi. Elle s’agenouilla près de moi, et nous nous mîmes à discuter. De tout et de rien, comme deux amies de longue dates qui ont plein de choses à se dire.

 

Elle m’indiqua qu’elle avait voulu s’adresser à moi à plusieurs reprises, mais qu’elle ne savait pas comment faire. Elle sentait qu’elle me faisait plus peur qu’autre chose. D’où l’idée des messages, pensant que je comprendrais. Mais voyant que cela ne menait à rien, et ayant vu que j’avais mis Yugo à l’abri, elle s’était dit que c’était le bon moment pour tenter une approche frontale. Par la suite, Yugo est revenu à la maison, j’ai repris mon travail, et j’ai expliqué toute la situation à mes voisins, bien que je fusse persuadée qu’ils me prendraient pour une dingue à leur parler de fantôme. Mais au contraire, ils avaient l’air soulagés que désormais, moi et Yugo, avions un vrai protecteur au sein de notre maison. Ils se faisaient âgés, et ils craignaient pour notre devenir à tous les deux, le jour où ils ne seraient plus là. La présence de ce fantôme, pour eux, c’était une bénédiction, la réponse à leurs prières. Ils eurent l’occasion de rencontrer l’esprit de ma grand-mère de temps à autre, celle-ci, son esprit, étant devenu à nouveau, un membre de la famille. Un membre un peu spécial, j’en conviens, mais à qui je pouvais me confier, tout comme Yugo. Celui-ci eut un peu peur au début, mais il finit par s’habituer et ravi de « jouer » aux charades et aux devinettes avec « la plus extraordinaire grand-mère du monde ».

 

Voilà mon histoire. Libre à vous de me croire ou non, mais sachez que tous les esprits ne sont pas forcément mauvais. Je l’ai appris de manière un peu brutale, mais c’est parce que je n’ai pas su interpréter les signes et messages qu’elle cherchait à me faire comprendre. Alors, je m’adresse à vous. S’il vous arrive de croiser un fantôme au sein de votre maison, et qu’elle tente de communiquer avec vous, creusez-vous les méninges pour interpréter ce qu’il essaie de vous dire. Peut-être que, comme moi, vous retrouverez un membre disparu de votre famille, un protecteur éternel, qui vous suivra toute votre vie durant…

 

Publié par Fabs

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