16 oct. 2023

ANTHESTERIA-Le Sang des Dieux (Challenge Halloween/Jour 15)

 


Je crois que je ne pourrais jamais oublier cette nuit-là, et celle qui est aujourd’hui devenue mon épouse non plus. Le genre d’expérience touristique qui vous marque à jamais, et le terme n’est pas au sens figuré, étant donné qu’il nous reste un souvenir à tous les deux de ce qui s’est passé. Il nous a fallu des mois de thérapie pour parvenir à enfouir quelque peu notre passage au sein de ce petit village, Anthesteria, au cœur de la Grèce. Étant simple touriste à l’époque, et donc non natif du pays, on ignorait que ce nom n’était pas à prendre à la légère. On avait pourtant plus ou moins eu des avertissements de la part des habitants du village voisin, où on avait fait étape la nuit précédente, mais il nous semblait tellement farfelus, à Irina et moi… Irina, c’est celle qui partageait déjà ma vie à l’époque. On venait d’emménager dans un petit appartement à Ankara, là où je vis, et où je l’ai rencontrée, il y avait 6 mois de ça.

 

Une rencontre un peu particulière, dans le sens où elle ne parlait que quelques mots de turc, et tentait de se faire comprendre, sans succès. J’avais remarqué ses habits déchirés, et des traces de coupures sur ses jambes et ses bras, ainsi que ses cheveux tout ébouriffés, et même sans comprendre complètement ce qu’elle disait, du fait de son accent russe assez prononcé, je soupçonnais qu’elle venait d’échapper à une agression. Malheureusement pour elle, la panique qui l’envahissait, ses gestes, ses paroles terrifiées lui faisant mélanger russe et bribes de turc, mélangés à un Anglais un peu mieux maîtrisé, ne faisait qu’inquiéter les gens autour, qui la fuyait plus qu’ils ne tentaient de savoir ce qui lui était arrivé. Elle s’est alors assise à la terrasse d’un petit bar proche, les larmes aux yeux.

 

Quand un serveur lui a demandé en turc ce qu’elle désirait boire, et a compris qu’elle n’avait pas de quoi payer, il a été impoli avec elle, lui empoignant le bras, et lui demandant de partir si elle ne consommait pas. Je n’acceptais pas cette attitude indigne d’un commerçant, et qui ne faisait pas honneur à mon pays en matière d’hospitalité envers un touriste manifestement en détresse. Je me suis donc permis d’intervenir, réprimandant le serveur, et lui disant que je paierai les boissons de l’inconnue et les miennes. Ainsi il n’aurait plus à faire honte au sens du commerce qu’il semblait avoir oublié, en plus de ses bonnes manières. La jeune femme, le visage trempé par les larmes, me remerciait. Je ne suis pas sûr qu’elle avait tout saisi de mes mots envers le serveur indélicat, mais elle semblait avoir compris que je l’avais défendue. Toujours sous le coup de la panique, elle m’adressait, comme précédemment un mix de turc et de russe, peu compréhensible.

 

L’ayant aussi entendu dire des mots d’anglais l’instant d’avant, quand je l’avais vue la première fois, et parlant cette langue couramment, du fait de mon métier de guide, je décidais de tenter de communiquer avec cette langue, espérant que son niveau d’anglais serait suffisant pour me comprendre. Ce qui fut le cas. Elle pleurait à nouveau, mais cette fois, c’étaient des larmes de joie, car elle pouvait se faire comprendre. Je sentais même un certain soulagement dans l’intonation de sa voix sachant cela. Elle me racontait alors ce qui lui était arrivé. Comme je l’avais soupçonné, elle s’était fait agresser par 3 individus au détour d’une petite rue, alors qu’elle venait de faire des achats dans une boutique. Elle m’avouait qu’elle avait manqué de prudence, en sortant une grosse liasse pour payer ses achats, ne parvenant pas à repérer les billets qu’il lui fallait pour effectuer le paiement de ce qu’elle venait d’acquérir, n’étant pas encore très habituée à la monnaie du pays.

 

A la sortie de la boutique, elle s’est fait empoigner le bras par un homme, et un autre derrière elle l’a poussée, la forçant à les suivre dans une ruelle à proximité. Elle avait voulu crier, mais un 3ème homme lui a alors placé une lame de couteau sur le flanc, en mettant un doigt sur sa bouche, pour montrer qu’elle devait se taire. Par peur, elle a préféré obéir, et une fois dans la ruelle, les hommes ont pris son sac, l’ont vidé et se sont emparés de tout ce qui avait de la valeur : argent, bijoux, y compris ses papiers d’identité et son passeport. Elle a alors tenté de se rebeller, et c’est là qu’elle a reçue plusieurs coups de couteau. Elle est parvenue à fausser compagnie de l’homme qui la tenait par son tee-shirt, et commençait à lui caresser le visage, provoquant l’hilarité des deux autres, d’où ses habits déchirés. Criant dans les rues, de crainte que cela attire trop l’attention s’ils la suivaient sans doute, les 3 hommes n’ont pas cherché à la rattraper. Elle demandait de l’aide, mais son turc n’étant pas maitrisé, et comme à cause de la peur, elle mélangeait les mots avec son russe natal, personne ne la comprenait. C’est ainsi qu’elle est arrivée là ou je l’ai vue. Je la rassurais, et lui affirmais que mon statut de guide lui permettrait d’avoir une fiabilité auprès des autorités. D’autant que je connaissais bien les policiers du commissariat de la ville. Je l’emmenais au poste, afin qu’elle dépose plainte, grâce mon intermédiaire, traduisant en turc ses propos en anglais.

 

Après ça, je l’ai raccompagnée à l’hôtel où elle était descendue, où elle a appelée l’Ambassade russe, indiquant sa mésaventure, et se faisant expliquer les démarches pour faire établir un nouveau passeport pour rentrer chez elle par le prochain avion. Cependant, le délai était de 3 semaines, et elle n’avait plus un sou sur elle. L’ambassade lui proposa de prendre à leurs frais son séjour à l’hôtel, mais elle devrait se débrouiller pour la nourriture. Comprenant la situation, après m’avoir répété sa conversation en anglais, ayant parlé russe avec l’ambassade, je lui proposais de l’inviter chez mon oncle. Il avait un petit restaurant, et en lui expliquant la situation, il serait ravi de lui faire crédit, le temps que l’ambassade parvienne à lui obtenir de l’argent, après avoir contacté sa banque. Elle accepta avec plaisir, passant d’abord à son hôtel pour se changer. Ce fut le début d’une tendre amitié, se transformant en quelque chose de plus intime au fur et à mesure que nous passions du temps ensemble. Elle prenait tous ses repas chez mon oncle, qui se comporta comme un vrai père avec elle. Comme il parlait lui aussi anglais, la communication ne posa pas de souci, et il se mit même en tête de perfectionner son turc défaillant. Quand 4 jours plus tard, elle obtint de quoi rembourser les repas de la part de l’ambassade, mon oncle refusa poliment, précisant qu’il ne voulait pas faire payer une amie de la famille, m’adressant un petit clin d’œil, car s’étant aperçu de l’alchimie qui se trouvait entre nous.

 

 Au bout de 3 semaines, nous étions devenus un vrai couple, ne nous lâchant pas d’une semelle chaque jour. Quand j’étais occupé à mon emploi de guide, elle continuait ses leçons avec mon oncle Omar qui l’avait complètement adopté comme si elle était sa fille. Grâce à lui, elle a fait un bond fulgurant en turc, et nous n’étions plus obligé de passer par l’anglais pour nous comprendre. 3 semaines était passée, et Irina ne désirait plus repartir en Russie. Pas tout de suite en tout cas. Elle est restée 2 mois de plus que prévu, ce qui conforta nos liens. Après ça, elle est retournée en Russie, mais c’était uniquement pour vendre son appartement qu’elle possédait là-bas, et la plupart de ses affaires, afin de venir s’installer en Turquie, à mes côtés, à la plus grande joie de mon oncle, ravi d’avoir la plus adorable des belles-filles. Irina aimait voyager, et bien qu’elle adorait vivre auprès de moi, elle désirait reprendre son activité favorite. Je me suis arrangé avec mes employeurs pour obtenir des congés, et on a choisi la Grèce comme première destination de voyage ensemble. Irina aimait aussi beaucoup la fête d’Halloween, bien que cette fête fût peu populaire dans son pays natal. A peine 3 % des Russes la pratiquent. Mais là d’où elle venait, chaque Halloween, elle ne manquait jamais de se déguiser et participer avec ses amis à des soirées endiablées. Je ne connaissais Halloween uniquement par le biais de la télévision, ayant vu des documentaires en parlant, et se déroulant hors de nos frontières, du fait de la proximité de mon pays avec l’Europe. Irina se faisait une joie de m’initier, et une fois en Grèce, vu qu’on s’approchait de cette période, on acheta tout un « arsenal » de costumes et autres objets pour fêter dignement Halloween, au sein d’un pays que l’on découvrait ensemble.

 

Ce fut un séjour merveilleux, où nous prenions plaisir à savourer la culture grecque. Que ce soit par sa cuisine, sa musique, ses lieux touristiques pleins d’histoire. On avait prévu de passer toute une semaine dans le pays, les 6 jours précédant Halloween. Approchant du Jour-J, on s’est renseigné sur un endroit qui serait idéal et bien « creepy » pour que l’on goûte à deux ce jour de fête. On nous conseilla de nous rendre à une ville proche, où Halloween était fêté en grande pompe dans une salle dédiée. On devait s’y rendre en bus, mais un problème technique du véhicule de la ligne régulière obligea les dirigeants de la compagnie à devoir annuler les circuits pour la journée, le temps que les réparations. Ce qui pouvait nous faire louper la fête. Et Irina m’avait tellement parlé de l’engouement de celle-ci que j’avoue être déçu de ne pouvoir s’y adonner comme on le désirait. On parvint malgré tout, à force de recherches, à louer une voiture pour nous y rendre. On avait une carte et un itinéraire. Cependant, à l’agence de location, un vieil homme nous recommanda de ne pas s’arrêter si on voyait la pancarte d’un petit village, qui se trouvait sur le chemin, sachant l’itinéraire qu’on devait emprunter. Curieux, on lui demanda quelle était la raison de ce conseil. 

 

 -  Je ne peux rien dire. Ce n’est pas très apprécié ici de dire le nom de ce village. Il est maudit, et nombre de ceux qui s’y sont rendus n’en sont jamais revenus. Même la police ne veut pas en entendre parler. Elle dit que le village n’existe pas, et que toutes ces rumeurs sont ridicules. Mais les plus anciens, comme moi, on sait bien qu’il existe…

 

 -  Mais comment savoir qu’il ne faut pas s’y arrêter, si on ne connait pas le nom de ce village ?

 

Le vieil homme fit mine de regarder autour de lui, comme pour s’assurer que personne ne l’écoute. 

 

 -  Je veux bien vous dire le nom à l’oreille, mais ne le répétez pas à voix haute. Ce sera mieux pour vous. Et pour moi aussi. J’ai une réputation à tenir.

 

Un peu surpris, on accepta :

 

 -    Très bien, monsieur. Je vous promets qu’on se taira, et on n’en parlera qu’entre nous, de manière discrète bien sûr…

 

L’homme me fixait du regard, comme pour vérifier si je ne mentais pas…

 

 -   Mmmmh… Bon, vous avez l’air sincère. Je vais vous le dire. Baissez-vous…

 

Je m’exécutais, tendant l’oreille :

 

 -  Le village s’appelle Anthesteria. C’est le nom d’une ancienne fête ayant pas mal de rapport avec votre Halloween que vous semblez aimer tant. Mais c’est bien plus sombre. Et ce village y perpétue d’anciens rites qu’il vaut mieux que vous ne connaissiez pas…

 

L’homme me précisa d’autres recommandations, avant de se taire. Je me redressais, pendant que moi et Irina remercions le vieil homme. Puis, les clés en main, nous partions, sortant de la ville, et nous dirigions vers notre objectif : la Taverne des Vignes, le lieu où avait lieu la soirée d’Halloween à la ville prochaine. Nous étions déjà en fin de journée, et si nous voulions profiter à temps complet de la fête, on devait se presser. Alors, j’accélérais un peu sur le champignon, comme on dit. Quelques kilomètres plus loin, on a été surpris d’entendre des chants et de la musique semblant venir de notre droite. Ça ne pouvait pas être la ville où on devait se rendre. L’itinéraire indiquait qu’il nous restait encore au moins une bonne heure de route. Mais je ne saurais dire pourquoi, cette musique avait comme un effet hypnotique sur nous, semblant nous appeler à nous diriger vers elle. Irina, la première, me demanda de changer nos plans.

 

 -  Il y a l’air d’avoir une sacrée ambiance là-bas… Et cette musique… Elle m’attire… Pas toi ?

 

 -  Eh bien, je dois dire qu’elle est très entraînante, en effet. Mais souviens-toi de ce que le vieil homme a dit. Ne pas nous écarter du chemin, et de ne pas faire attention à la musique dans les plaines.

 

 -  Ce n’est qu’un vieux monsieur qui n’a sans doute plus toute sa tête. Franchement, qu’est-ce que ça peut faire qu’on se rende là-bas. Ça doit être le village dont il nous parlait, Anthesteria. Rien que le nom est excitant, tu ne trouves pas ? Allez dis-oui. Je suis sûr que ça sera bien mieux. Et puis, c’est à côté, au cœur d’un village. Ça sera bien plus fun que dans une salle où on sera tous serré. D’autant qu’il faut encore une heure pour s’y rendre…

 

 -  Je ne sais pas… Le vieil homme avait l’air de savoir ce qui en est, quand même… On devrait peut-être…

 

 -  S’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît… Tu m’as dit que tu voulais passer un Halloween du tonnerre pour ta première fois. Et au vu de ce que j’entends, je suis persuadé qu’on ne trouvera pas mieux…

 

J’ai hésité encore un instant, mais je ne pouvais pas résister au sourire et au visage radieux affiché par Irina à ce moment. Alors, j’ai tourné le volant, et je me suis dirigé vers l’endroit d’où la musique semblait venir, oubliant les conseils du vieil homme, et ne pensant, comme Irina, qu’à notre plaisir de faire une fête d’Halloween digne de ce nom… Quelques minutes plus tard, un panneau se montrait à nous. Anthesteria. C’était bien le nom que nous avait énoncé le vieil homme. Un panneau curieux. Il était en marbre… Soit les habitants misaient fond sur le choix artistique ou historique, soit ils avaient un partenariat avec une entreprise du coin, et c’était une manière de lui faire une sorte de petit coup de pub. On ne s’est pas arrêté, mais sur le coup, je me suis dit que y’avait peut-être le nom du commerce auteur du panneau indiqué dessus : ça m’a fait sourire. Une idée qui s’est très vite éclipsée, tellement la musique qui emplissait l’air semblait nous enivrer, nous aspirer de plus en plus.

 

Irina ne tenait plus en place dans la voiture, et j’étais dans la même exaltation quand on arrivait enfin dans l’enceinte du village, puis on se garait sur une petite place où se trouvaient d’autres véhicules. Je ne sais pas comment décrire avec précision tout ce qui se montrait à nous. C’était comme si on avait fait un bon dans le temps, en pleine Grèce antique, celle des prêtresses, des temples, des dieux, des muses et le reste. Tout le monde ou presque était habillé avec des toges blanche à vous éblouir les yeux. A se demander avec quelle lessive il la nettoyait pour avoir un tel éclat. Il y avait des couronnes de lauriers sur la tête, des musiciens jouant de la lyre, des danseuses virevoltant sur une scène, des stands où des dizaines de personnes buvait dans de petites amphores, mangeait du raisin comme s’il en pleuvait, alors qu’il n’y avait aucune vigne dans les environs.  Ailleurs, on voyait une sorte de grande barrique de bois où des filles nues sautait en cadence. Plus bas, quelqu’un recueillait ce qui semblait bien être du vin sortant d’un petit robinet.

 

On entendait la musique partout dans les rues, mais je ne voyais aucun haut-parleur visible pour expliquer un tel volume. Il était impossible que les simples musiciens au bas de l’estrade où officiait les danseuses puissent avoir une telle intensité. Il devait forcément y avoir un diffuseur d’une quelconque modernité quelque part… Des banderoles rédigées en ancien grec étaient disposées partout, des broches où cuisait ce qui ressemblait à des moutons étaient tournées à la main par de solides gaillards le torse nu. Chacun portait des crépides ou des cothurnes, ces chaussures antiques portées dans l’antiquité. Tout autour de nous semblait une reproduction plus que fidèle à cette période du pays. C’était juste époustouflant. Il y avait malgré tout quelques personnes portant des tenues plus modernes, buvant, mangeant et dansant comme les autres, étant dans une euphorie flagrante. Nous en étions encore à nous extasier à tout ça, même si c’était très éloigné de la fête d’Halloween dont me parlait Irina à longueur de temps depuis notre voyage et notre arrivée en Grèce. A vrai dire, ça n’avait pas d’importance qu’il n’y ait pas de citrouilles, de lumières en forme de démons ou de fantômes, d’épouvantails ou de gamins déguisés en divers monstres des films d’horreur. On avait qu’une envie : nous mêler à la fête. Et bientôt, une jeune fille, qui se démarquait des autres par le collier imposant qu’elle portait au cou, s’approchait de nous. 

 

 -  Bienvenue étrangers ! Nous sommes ravis de vous accueillir à Anthesteria, le village de tous les excès ! Venez ! Venez danser, boire et vous amuser ! La fête va durer jusqu’au bout de la nuit ! N’attendez pas pour nous rejoindre !

 

Irina et moi on se regarda juste quelques secondes, comme pour s’autoriser l’un et l’autre à se mêler à la fête, et sans réfléchir plus, on suivit la jeune fille.

 

 -  Suivez-moi ! Je vais vous présenter quelques-uns de mes amis. Au fait, je m’appelle Thyia. Comment t’appelle-tu bel étranger ?

 

J’étais un peu gêné à cette demande qui semblait ne s’adresser qu’à moi, et d’une manière extrêmement sensuelle, accompagné d’un regard plein de désir. 

 

 -  Thyia… C’est bien votre prénom ? je ne veux pas vous paraître malpoli, mais Irina et moi sommes ensemble. 

 

 -  Oh ! Intéressant ! Irina dis-tu ? Quel superbe prénom… Et tellement original… Mais ne t’inquiètes pas : Cette nuit est celle de tous les plaisirs. Ici, nous partageons tout avec tout le monde. Cette nuit, il n’y a plus de priorité de couple : chacun est libre d’aller avec qui il veut, le temps qu’il le désire. 

 

 -  Eh bien… Ce… Ce n’est pas tout à fait notre mode de vie à vrai dire, et…

 

Mais je ne pus finir pas ma phrase. Irina, semblant en proie à un sortilège, se laissait emmener par un jeune homme étant venu lui prendre la main, et l’inviter à danser, semblant ne plus se souvenir de ma présence…

 

 -  Irina ! Que fais-tu ?

 

 -   Eh bien, il semblerait que ta compagne a décidé de franchir le pas… Il ne tient qu’à toi de faire de même… Allons… Laisse-toi aller… Je te ferais goûter à des délices orgiaques comme tu n’as même pas idée…

 

J’aurais voulu dire non à nouveau, j’aurais voulu dire à Thyia que finalement, nous allions partir, que ce n’était pas du tout pour ça que nous étions venus, bercé par cette musique irréelle. Mais elle plongeait son regard dans le mien, et d’un seul coup, je ne pensais plus à rien. J’oubliais Irina, j’oubliais le monde extérieur, j’oubliais la moindre de mes pensées n’appartenant pas au monde de la fête. Je ne voyais que Thyia. J’acceptais de lui prendre la main et de la suivre, sans me préoccuper de savoir où se trouvait Irina, ne pensant qu’à vouloir m’amuser, boire et danser. Et ce fut le début de longues heures de plaisir intense. Buvant à grandes gorgées le vin tiré de cette barrique que j’avais aperçu en arrivant, me laissant enlacer par Thyia, la laissant m’embrasser, et m’emmener vers un tourbillon de volupté où nos corps se mêlèrent, sans que j’éprouve la moindre honte de tromper Irina. 

 

Je n’étais plus moi. Mon corps réagissait tout seul, bien avant mon cerveau, celui-ci me donnant l’impression de s’être mis en pause pour ne penser qu’à la fête, sans penser à rien d’autre. Je ne sais plus trop ce qui s’est passé les heures qui ont suivies. Le vin… Je ne sais pas si c’est parce que j’en ai trop bu, ou s’il y avait une sorte de drogue dedans, mais j’ai eu l’impression de plonger dans une sorte de rêve éveillé, ne voyant plus que du blanc autour de moi, et de la musique dans ma tête, jusqu’à ce que je me perde dans le néant de mes songes, emporté par l’ivresse de l’ensemble de mes sens s’étant uni en un seul. Je restais dans cet état longtemps avant de me réveiller, alerté par l’appel d’Irina…

 

 -   Tarik ! Tarik ! Réveille-toi ! Je t’en prie ! Dis-moi que tu m’entends ! J’ai… J’ai peur… La fête s’est arrêtée, et… On est enfermés dans une cage… Tarik ! s’il te plait, réveille-toi !

 

J’étais encore un peu sous l’effet probable de tout ce vin que j’avais bu. Ça m’a pris un peu de temps avant d’émerger.

 

 -   I… Irina ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Où on est là ? 

 

-  Oh Tarik ! Enfin ! J’ai cru que tu ne te réveillerais jamais !

 

Elle me prenait dans ses bras, pleurant comme la 1ère fois où je l’ai vue, à Ankara. Je voyais d’autres personnes autour de nous, semblant terrorisés, certains s’étant recroquevillés sur eux. Et il y avait des barreaux. Partout des barreaux. Je ne comprenais rien. Où était Thyia ? Et pourquoi on était là ?

 

 -  Tarik ! C’est horrible… Je… J’ai honte de moi… J’ai… J’ai fait l’amour avec plusieurs hommes… Je ne pouvais pas contrôler mon corps… J’étais comme…

 

 -  Ensorcelée ? Alors, je l’ai été moi aussi. Et ne culpabilise pas. J’ai… J’ai aussi fait les mêmes choses que toi… Sans que je puisse dire non…

 

 -  Qu’est-ce qui se passe ? C’est à cause du vin ? Ou à cause du regard de ces gens… Le jeune homme qui est venu à notre arrivée… Il… Il m’a regardé quelques secondes, et l’instant d’après, je n’ai pas pu lui dire non quand il m’a demandé de le suivre…

 

 -  Ça m’a fait la même chose avec Thyia… Bon sang ! Qu’est-ce que tout ça veut dire ? 

 

Une voix familière se fit alors entendre… Thyia…

 

 -  Je peux te répondre, étranger. Vous avez été choisis pour être sacrifié à notre dieu, Dionysos, le maitre du vin et du plaisir. Celui qui fait oublier tous les soucis par la fête et le désir. Vous avez pu goûter à l’interdit ce soir, grâce à sa volonté. Il est désormais temps de payer votre tribut en guise de remerciement…

 

 -   Qu… Quoi ? C’est quoi cette dinguerie ? Dionysos ? un sacrifice ? Un tribut ? Vous êtes complètement taré ma parole ? On est en 2023, pas en Grèce antique !

 

Thyia ouvrait alors la cage, faisant un geste à deux hommes derrière elle, qui, aussitôt, entrait dans la cage, et choisissait 2 personnes parmi celles présentes avec nous, avant de les entraîner hors de la cage, sous leurs cris, résistant en vain, car impuissants face à la force physique de leurs kidnappeurs. Je voulus intervenir, mais Thyia fit un geste de la main dans ma direction. 

 

 -  Je te conseille de renoncer à faire quoi que ce soit. Si tu fais un geste de plus, je demande à d’autres disciples de te briser les jambes, pour que tu te tiennes tranquille…

 

Son regard… Son regard avait changé… Il n’y avait plus de douceur et de gentillesse en émanant… Juste de la noirceur et de la dureté. Je savais qu’elle ne mentait pas rien qu’en la regardant. Alors je réfrénais mon envie d’agir.

 

 -  Bien… Très bien… Voilà qui est mieux… Ne vous inquiétez pas tous les deux : vous êtes les prochains qui serez offert à Dionysos…

 

Là-dessus, une fois les deux hommes sortis de la cage avec leurs prisonniers, Thyia ferma cette dernière. Et le spectacle qui suivit fut le plus horrible qui m’ait été donné de voir. Sur la place devant nous, un autel avait été érigé. Il n’était pas là quand on était arrivé… Ou alors… L’estrade… L’estrade où jouait les musiciens… Elle devait cacher cet autel. Mais au vu de sa taille, son poids était immense. Comment de simples hommes avaient pu déplacer une telle masse ? Voyant ça, je me disais que j’avais vraiment bien fait de ne pas avoir obéi à mon instinct tout à l’heure, et ne pas m’en prendre à ces hommes, trainant leurs victimes au sol, hurlant de désespoir, leur corps frottant sur la terre, blessant leur chair. Puis, ils furent installés sur ce grand autel, attachés. L’instant d’après, Thyia se plaçait sur le monument, devant l’un des malheureux. 

 

 -  Ô Toi Dionysos, Toi qui a permis à ce village de perdurer dans le temps, Toi qui nous a offert l’immortalité, daigne recevoir ce présent en ton nom. Puisse-t-il te combler du même plaisir que nous en avons à vivre sur cette Terre. Que coule le sang des sacrifiés, pour que tu puisses t’en rassasier, Ô Dionysos, et nous gratifie d’années supplémentaires à te glorifier…

 

A peine avait-elle terminé de réciter ce monologue qu’un homme lui apporta une dague déposée sur un écrin de marbre, au milieu d’un coussin rouge paré de décorations faisant penser à des vignes. Elle prit la dague, la leva et l’abattit sur le corps de la personne sur l’autel en s’exclamant :

 

 -  QUE LE SACRIFICE S’ACCOMPLISSE !

 

La même cérémonie fut répétée sur le 2ème corps disposé à côté de la femme qui venait d’être tuée de sang-froid. Il semblait y avoir 2 autels côte à côte en fait, vu que Thyia se déplaçait entre les deux corps. Juste après, les deux cadavres furent emmenés par deux hommes vers un monticule de bois, plus loin dans le village. Un monticule qui ressemblait fortement à une sorte de bûcher. Une fois les sacrifices faits, les corps étaient donc brûlés. Puis, Thyia, accompagné de deux autres hommes, revenaient vers la cage où nous étions, souriante. Quand la porte s’ouvrit, je ne disais pas un mot. A quoi ça aurait servi ? Même quand les disciples de Thyia me prirent par le bras, ainsi qu’Irina, qui pleurait à chaudes larmes, sans pour autant opposer, elle non plus, de résistance. Ce que la prêtresse ne savait pas, car il m’apparaissait évident désormais que c’en était une, aussi aberrant que ça puisse être, c’était que le temps qu’elle opère au meurtre des deux personnes avant nous, qui avaient dû avoir un périple similaire au nôtre pour rejoindre le village et s’y retrouver piégé, ça m’avait laissé le temps de penser à un plan pour qu’Irina et moi on se sorte de là.

 

J’avais remarqué que les hommes de Thyia ne prenaient pas la peine d’attacher les futurs sacrifiés, sans doute tellement confiant dans la crainte qu’opérait Thyia, qu’il ne devait pas juger ça nécessaire. Sans compter leur force physique évidemment, à en juger de la saillie de leurs muscles. Tenter d’échapper pendant qu’ils nous emmenaient serait inutile. Je me doutais qu’ils étaient suffisamment rapides pour nous rattraper en cas de tentative de ce genre. Il faudrait agir au moment où on serait sur l’autel. A ce moment, ils se méfierait moins, et Thyia serait à portée de main. Je devrais faire vite, mais mon petit canif qui ne me quittait jamais dans ma poche, je l’avais dissimulé dans la manche de mon sweat. Mon métier de guide m’avait appris à me préparer à toute sorte de situation de survie, y compris en cas d’attaque de bandits, pour protéger les touristes dont j’avais la charge.

 

J’avais donc l’habitude d’avoir la dextérité suffisante pour la réussite de ce que j’avais en tête. Je n’avais rien dit à Irina, pour éviter qu’elle trahisse mon action de manière involontaire. Si Thyia s’était rendu compte que celle-ci était trop confiante en venant sur l’autel, elle aurait eu des soupçons qu’on préparait quelque chose. Tandis qu’en continuant d’afficher nos visages résignés, je bénéficierais de l’effet de surprise. Après avoir parcouru le chemin nous menant de la cage au lieu du sacrifice, nous étions montés en haut de l’édifice. Thyia attendait au milieu des deux autels, toujours souriante. Quand elle demanda à mon « gardien » de m’installer sur l’autel qui m’était destiné, ce fut le moment pour moi d’agir. Prestement, me servant de l’impulsion de mon coude, j’envoyais mon canif caché dans ma manche au niveau de ma main. Immédiatement, je plantais la lame dans l’œil droit de l’homme devant moi. Sans attendre, je fonçais sur Thyia, et d’un geste rapide lui tranchais la gorge.

 

Aussitôt, l’autre gardien, paniqué de voir sa prêtresse à l’agonie, je profitais de l’occasion pour prendre la main d’Irina, et l’invitant à courir et descendre vers la place, située plus bas. Comme je le pensais, les autres hommes, terrifiée de voir leur prêtresse au sol, baignant dans son sang, ne cherchèrent pas à nous arrêter. Irina serrait tellement ma main que j’avais du mal à supporter la douleur, mais je ne pouvais pas lui indiquer de desserrer son étreinte, au vu de la situation. Derrière nous, on entendait les cris de désespoir des disciples de Thyia, qui ne cessaient de crier son nom. Sans doute espéraient-ils que ça la sauverait. J’avais cru comprendre qu’ils étaient immortels, mais jusqu’à quel point ? Ils ne pouvaient pas mourir de mort naturelle, ça c’était certain. Mais il était moins sûr que leurs corps soient invulnérables à toute attaque frontale d’arme blanche, comme celle qui m’avait permis d’égorger leur chère prêtresse.

 

On parvint finalement à notre voiture. Fort heureusement, sans doute persuadés qu’on ne partirait jamais, ils n’ont pas jugé utile de les saboter. Je supposais que les véhicules étaient détruits et les débris disséminés quelque part dans les plaines, ou quelque chose de ce genre. À tout moment, je craignais que l’un de ces malades se ressaisisse et décide de se lancer à notre poursuite, ce qui aurait pu compromettre nos chances de nous en sortir. Mais il n’en fut rien. Visiblement, l’état de leur prêtresse avait eu un impact plus fort encore que je l’espérais, et les avait complètement déstabilisés. Le fameux effet de groupe : abattez la tête pensante, les autres « moutons » deviennent comme des jouets sans piles, incapables de réfléchir par eux-mêmes. Une fois engouffrés tous deux dans la voiture, libérant ma main endolorie, je démarrais, et on pouvait quitter ce village maudit, en fonçant droit devant, reprenant le chemin interrompu avant qu’on entende cette foutue musique qui nous avaient menés à ce cauchemar. On venait de franchir l’endroit où il y avait le panneau indiquant le nom du village, quand Irina, montrais sa surprise, en regardant en arrière. 

 

 -   Tarik… Le… Le village… Il… Il disparait…

 

 -  Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? C’est impossible ! Un village entier peut pas disparaitre comme ça !

 

 -   Je t’assure, Tarik… Il a complètement disparu maintenant… Et le panneau aussi…

 

Pour vérifier les dires d’Irina, que je pensais en proie à des hallucinations, du au choc de tout ça, je regardais dans le rétroviseur intérieur. Et je ne pus que constater qu’elle n’avait pas rêvée. Je ne voyais plus rien. Ni village, ni panneau, juste la plaine. Voulant être sûr que je ne rêvais pas moi aussi, j’arrêtais la voiture, espérant ne pas commettre une erreur monumentale par ce geste. Je descendais du véhicule, et à nouveau, je ne voyais plus aucune trace du village. C’était comme s’il n’avait jamais existé. Je me posais des centaines de questions en même temps à cet instant. Était-ce à cause d’Halloween ? Irina m’avait dit que ce jour-là, selon le mythe, la frontière entre les dimensions devenait tellement mince que des créatures d’autres mondes venait dans le nôtre. Est-ce que ça pouvait inclure tout un village de l’antiquité, figé dans le temps ? Et si ce n’était pas à cause de cette fête, est-ce le fait d’avoir tué Thyia, la prêtresse de cette communauté qui avait déclenché ce phénomène ?

 

Je ne croyais pas aux dieux et toutes ces choses, mais Thyia disait qu’ils étaient immortels par la volonté de leur dieu Dionysos. Le fait que leur prêtresse avait péri, cela pouvait avoir irrité ce dernier, et il a décidé d’effacer les longues années d’immortalité que chaque sacrifice avait accordé à ses habitants. Autre possibilité : ce qui venait de se passer était habituel. Le village disparaissait après que chaque série de sacrifice avait eu lieu, et ne réapparaissait qu’à certaines périodes, certains jours, certaines heures, ou je ne sais quoi. Là encore, la fin de vie de la prêtresse avait dû jouer un rôle, et peut-être précipiter cette disparition. Rien ne garantissait cependant que Thyia était bien morte. Sa blessure allait peut-être se guérir, et pour ça, le village devait repartir dans le passé pour qu’elle se régénère, par l’intervention de son dieu ou je ne sais quel prodige…

 

Ce qui veut dire qu’il était tout à fait possible qu’il réapparaisse à un moment ou à un autre, passé un certain temps. Mais je préférais ne pas m’attarder plus pour le savoir. Je remontais dans la voiture, et repartais. Les jours suivants, Irina et moi on s’est aperçu d’autre chose, qui nous a confirmé qu’on n’avait pas rêvé tout cette aventure délirante. Dans notre dos, il y avait une sorte de tatouage, ou une marque fait au fer rouge, je ne sais pas trop. J’ai cherché sur le net la signification du signe de cette marque. C’est celui symbolisant un culte ancien voué à Dionysos, qui officiait à l’époque de la Grèce Antique. Je ne pourrais pas vous dire le mot : c’est du grec et c’est particulièrement imprononçable pour un néophyte de la langue comme moi. Alors, l’écrire… Mais le fait est que Thyia est bel et bien une prêtresse du passé. Ça aussi, je l’ai lu sur le Net. Elle était la toute première prêtresse associée à ce dieu. Ce qui devait lui avoir procuré certains avantages, et donc certains pouvoirs divins. Comme, par exemple, pouvoir se promener dans le temps, avec tout un village. Vu ce qu’on avait vécu, j’étais prêt à croire l’incroyable désormais.

 

Irina a dû subir une thérapie une fois repartis de Grèce, et rentrés à Ankara. Pendant des semaines entières, elle avait des cauchemars chaque nuit, criait dans son sommeil. Elle disait que Thyia revenait la chercher pour l’emmener à Anthesteria. Mon oncle était dans tous ses états, pensant que jamais Irina ne pourrait reprendre une vie normale. Mais la thérapie a eu du bon, et elle s’en est sortie. Un mois après, on décidait de se marier. On voulait oublier le village, oublier l’orgie. On aurait pu culpabiliser. Mais les débauches sexuelles dont on s’était rendu coupable, étaient dû à Thyia, ses disciples, et sûrement ce vin qui ne devait pas être très normal. J’ai lu quelque chose là-dessus. Le culte de Thyia offrait du vin à ses disciples, le sang de Dionysos. C’était la source de leur force, et de leur pouvoir de persuasion, dont on avait été les victimes Irina et moi. Et j’ai cru comprendre que d’autres cultes liés à d’autres divinités antiques avaient plus ou moins les mêmes pratiques.

 

Le sang des dieux. Ça a l’air ridicule dit comme ça, mais tout ce qu’on a vécu, et notre marque dans le dos est là pour le prouver, ça nous oblige à avoir l’esprit ouvert sur pas mal de choses. Une chose est sûre pour nous deux en tout cas : à l’avenir, on ne fêtera plus jamais Halloween. Et surtout pas en Grèce…

 

Publié par Fabs

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