8 oct. 2023

LA SUBMERSION DE VENISE (Challenge Halloween/Jour 8)


Cela faisait tout juste 2 mois que j’avais repris l’entreprise familiale de mon père, un gondolier très connu de Venise que nombre de touristes choisissait plutôt qu’un autre. Une notoriété qu’il a mis plus de 10 ans à obtenir pour une carrière s’étalant sur 35 ans. Sa particularité ? Il était l’un des rares gondoliers à agrémenter les balades au travers des canaux de chants typiques vénitiens, et affublés d’un masque et costume traditionnel, rajoutant au côté mystérieux de la ville. Un ensemble et un succès qui faisaient des jaloux : les collègues gondoliers de Venise ne le portaient pas tous dans son cœur, loin de là. Il l’accusait d’employer des méthodes allant à l’encontre de la Charte du Conglomérat des Gondoliers. Une sorte de syndicat plus ou moins officiel, qui se targuait de réunir les meilleurs propriétaires de gondoles de Venise en proposant plusieurs circuits.

 

Mon père était un indépendant pure souche. Malgré leurs nombreuses demandes de rejoindre le Conglomérat, il a toujours refusé. Il n’acceptait pas les règles qui, selon lui, « cassait » l’image qu’avait les touristes des traditions séculaires de la ville. Les fondateurs de ce « cercle d’aigris », comme les appelait mon père, étaient austères, froid avec leurs passagers, montrant même parfois leur ignorance sur les aspects historiques des grands monuments présents à Venise, et évitait les îles de la Lagune, selon un accord avec la compagnie propriétaire des fameux « Vaporetto ». Ces grands bateaux inondant les canaux, et notamment le Grand Canal, véritables niches à touristes sans âme. D’ailleurs, mon père fuyait comme la peste ce dernier depuis de nombreuses années, disant qu’il n’était plus que l’ombre de celui qu’il avait connu enfant, lorsque son propre père lui avait appris le métier.

 

Ce n’était plus qu’une sorte d’immense hippodrome où les touristes, qu’ils soient sur les Vaporetto ou les gondoles, affichaient des mines ternes, sans joie véritable, emmenés par des meneurs de gondoles qui suivaient un programme déterminé par le Conglomérat, avec une liste de précisions sur l’histoire de Venise, dédaignant les petits détails croustillants sur les figures qui ont fait la réputation de la ville. Pour mon père, le Conglomérat n’était qu’un ramassis d’opportunistes ne voyant dans leurs clients que des portefeuilles bien garnis, qu’ils vidaient de leur argent, en leur proposant, en plus des balades au sein des canaux principaux, des souvenirs très chers. D’ailleurs, le prix des excursions était lui aussi très élevé, prétextant qu’il était le fruit de longues réflexions afin de permettre à chacun des membres de subvenir efficacement à leurs besoins financiers, et à l’évolution de l’inflation économique de la ville.

 

Rippetto, mon père, se moquait bien d’avoir de gros revenus à la fin du mois. Seul comptait pour lui le plaisir gratifiant des sourires des touristes qu’il emmenait au sein des petits canaux, dont certains parmi les moins connus, à des prix attractifs, représentant près de la moitié de ce que demandait ceux du Conglomérat. Son refus de les rejoindre, les prix dérisoires qu’il demandait à ses clients, son rejet de proposer des babioles inutiles et façonnés vulgairement par des artistes incompétents n’ayant aucune considération pour l’amour du travail bien fait, tout cela faisait de mon père une menace à leur quasi-monopole du tourisme aquatique de Venise aux yeux du Conglomérat. Plusieurs fois, ceux en faisant partie se moquaient de lui en le voyant naviguer avec son costume et son masque, chantant des refrains mélodieux.

 

Mais en fait, ils étaient jaloux de son succès. Quand lui avait sa barque remplie à chaque voyage de 3 à 4 clients ravis de cette petite plongée traditionnelle dans les parties les plus mystérieuses de Venise, eux devaient se contenter d’une personne pour leurs balades onéreuses, et il arrivait souvent qu’ils se retrouvaient à attendre de longues heures entre chaque touriste. Ceux-ci, quitte à se retrouver dans une ambiance ennuyeuse, préférant le confort des Vaporetto, qui volait de plus en plus de leur clientèle, et menaçait leur existence chaque jour qui passait. Ils avaient beau être nombreux, rares étaient ceux qui parvenaient à avoir des pécules suffisants pour faire vivre leurs familles. 

 

Car chaque recette des membres étaient réunies en fin de journée, récoltées par celui que mon père surnommait le « Grand Doge », du fait de son emprise sur ses employés, et devant accepter de recevoir la division de l’ensemble de manière équitable de l’argent obtenu, auquel était soustrait une part non négligeable pour les « frais » de leur patron. Une manière habile d’exploiter ses gondoliers, sans que lui-même ne mette un pied sur une gondole. Pour autant, personne n’osait dire quoi que ce soit sur ces méthodes dignes d’un usurier d’une époque révolue, car conscients que quitter le Conglomérat, sans protection salariale et sociale aucune, et devant supporter tous les frais d’entretien de leur gondole, les mènerait directement à se retrouver très vite dans la misère. Alors, pour ces employés obligés de se conformer aux règles injustes du « Grand Doge », la liberté de mon père, la facilité qu’il avait d’attirer les touristes grâce à son accoutrement et ses chants, c’était quelque chose qu’ils enviaient au plus haut point.

 

Mon père n’avait jamais cherché à obtenir une réussite financière importante, ce n’était pas dans sa mentalité. Lui, il ne voulait que la satisfaction de la joie engendrée par ses clients. Mais la singularité de ses voyages en gondole offerts aux touristes, avec le temps et le bouche-à-oreille lui étant très grandement favorable, ont fait de lui une véritable célébrité. La petite somme qu’il demandait à ses passagers était compensée par le grand nombre de clients qu’il avait chaque jour. Cela lui demandait beaucoup d’effort et de travail, entraînant une fatigue importante en fin de journée, mais il avait toujours le bonheur d’avoir donné un moment inoubliable à ses clients. Et ça, pour lui, c’était ce qu’il aimait le plus et qui lui donnait la force de continuer.

 

Je l’ai souvent suivi sur sa gondole lors des excursions. Il m’avait fait tailler un costume à ma taille, et fait faire un masque. Au début, j’avais refusé, car le coût de tout ça risquait de réduire nos revenus, mais il avait insisté. Il disait que ce n’était pas discutable si je voulais prendre sa suite. Je devais absolument avoir une apparence propre à susciter aussi le rêve des touristes embarquant avec eux dans les méandres des petits canaux de Venise. Je comprenais ce mode de pensée tout à fait légitime pour faire perdurer la réputation de « viaggio verso il mistero », le « voyage vers le mystère » qui était la marque de fabrique de son commerce, et avait fait de lui le gondolier le plus apprécié de la ville, accentuant sa notoriété année après année.

 

 Une grande partie de ce qu’il gagnait passait dans l’entretien de sa gondole, ce qui ne nous laissait pas grand-chose pour nous. Que ce soit pour payer les factures ou pour manger. Nous étions obligés très souvent de nous restreindre sur plusieurs choses. Beaucoup de famille se serait sans doute plaints de cette manière de vivre, et aurait contraint le chef de famille à rejoindre le Conglomérat, pour avoir de meilleurs revenus. Les frais liés aux gondoles étaient pris en charge par le « Grand Doge », ce qui lui permettait de justifier les retenues salariales qu’il appliquait à tous ses employés. Malgré tout, ces derniers gardaient une somme importante, bien que tout juste suffisante pour faire vivre leurs familles. C’est pourquoi mon père avait du mal à comprendre la jalousie de ces « soumis » envers lui, alors qu’il vivait tout aussi misérablement que nous.

 

Je pense que c’est sa liberté, sa joie de tous les instants qui étaient les germes de cette médisance. Bien qu’étant dans une situation précaire, il ne devait pas se soumettre aux règles drastiques imposées par le Conglomérat, contrairement à eux. Et c’est ce qui faisait toute la différence. Il y avait cependant des périodes fastes, attirant encore plus de touristes dans la gondole de mon père, et s’agrémentant de pourboires en plus du coût de la balade de la part des clients satisfaits. Bien que s’offusquant de ces « cadeaux », le terme employé par les touristes heureux de sa prestation, il n’avait d’autre choix que d’accepter, pour ne pas vexer les généreux donateurs, et ne pas ternir sa réputation. La semaine d’Halloween faisait partie de ces périodes où nous vivions presque comme des rois, en comparaison des autres jours de l’année. Tout comme Pâques et Noël. Mais la fête des esprits était de loin la plus lucrative.

 

Cette semaine-là, mon père arborait un autre costume, plus en phase avec la fête. Un costume de faucheuse typiquement italienne, avec une rame faisant penser à une faux, et un masque issu de l’opéra, et représentant un visage squelettique, mais conservant des traits humains, comme la présence de yeux. Et bien sûr, les chants étaient adaptés, et étaient puisés dans des cantiques funèbres, que mon père avait légèrement remaniés, pour ne pas être trop macabres et inquiéter ses clients.C’était de belles années de ma vie, jusqu’à ce que mon père nous quitte, à l’aube de ses 67 ans. Ma mère a mis des mois à s’en remettre, et passé le deuil, pour lequel nous avions été extrêmement soutenus par nos proches, j’ai repris la suite, comme mon père le désirait. Il m’avait formé dans ce but, et j’étais fier de continuer son œuvre. 

 

Les débuts furent difficiles, n’ayant pas la même prestance, ni la voix aussi envoûtante tellement appréciée par les touristes. Néanmoins, tout changea le jour où l’un d’entre eux me fit part de son intention de me faire cadeau de quelque chose qui me permettrait de devenir aussi talentueux et célèbre que mon père. Il s’appelait Gino. Je n’ai jamais connu son nom complet, et je soupçonnais même que ce prénom n’était pas vraiment le sien. Il m’a dit qu’il était un client régulier de feu mon père. Il venait à chaque Halloween à Venise spécialement pour profiter de son talent. Quand il a appris le décès de ce dernier, cela l’a fortement peiné, et il s’en voulait de ne pas avoir pu venir à ses funérailles. Il était vénitien d’origine, et avait sa maison au sein de la ville, pas très loin de la Place StMarc. Mais ses affaires l’obligeaient à être très souvent à voyager de pays en pays. C’est lors de l’un de ses voyages qu’il a appris qu’il existait un endroit secret à Venise. Un canal ignoré de tous les plus grands gondoliers, y compris mon père. On ne pouvait y accéder qu’à une certaine heure de la nuit, et uniquement lors de la période d’Halloween, sans qu’il en sache la raison exacte. L’entrée du canal apparaissait à Minuit, pendant les 6 jours précédant ce jour célébrant les créatures de la nuit, au sein du canal Rio Dei Greci, entre deux maisons depuis longtemps laissées à l’abandon, à cause de phénomènes étranges s’y étant déroulés.

 

Il n’a pas voulu m’en dire plus sur ces derniers, que ce soit leurs anciens propriétaires, ou la nature de ces phénomènes. En revanche il m’offrit une clé. Elle avait été le fruit de nombreuses recherches à travers le monde, s’affairant à la trouver en parallèle de ses affaires, ayant à cœur de vouloir l’offrir à mon père en remerciement des merveilleuses balades pleines de nostalgie qu’il lui avait offert de nombreuses fois lors de ses retours à Venise. A dire vrai, il avait fini par la trouver il y avait de cela un mois seulement, et il se faisait une joie d’en faire cadeau à son « cher Ripetto ». Je me souvenais maintenant que mon père m’avait souvent parlé des longues discussions avec un touriste qui n’en était pas vraiment un. Un vénitien souvent en voyage, avec qui il s’était lié d’amitié, et qui lui faisait part de très généreux pourboires lors de la semaine d’Halloween. Bien plus que ceux dont il le gratifiait lors d’autres périodes où il revenait à Venise. Il n’a jamais voulu dire pourquoi, mais mon père soupçonnait que c’était lié à son costume et surtout son masque. Celui-ci était une rareté que mon père avait retrouvé au fond d’une malle dans notre grenier, ayant vraisemblablement appartenu à son grand-père, vu que d’autres affaires qui lui appartenaient se trouvaient au même endroit.

 

Quoi qu’il en soit, « Gino » insista pour me faire présent de la clé donnant accès au canal secret, en lieu et place de mon père. J’acceptais finalement, me rappelant des recommandations de mon père de ne jamais vexer un client, même si cela nous gênait. Cela faisait partie de l’image de notre petit commerce. En même temps qu’il me confiait la clé, souriant, il me recommandait cependant de ne parler à personne de l’existence du canal, ni de la clé permettant de s’y rendre. Pas même à ma mère. Bien qu’étonné d’une telle demande, je me confortais à son désir. Curieux, je demandais à Gino ce qu’il y avait de si particulier au sein de ce canal. Il me donna une réponse pleine de mystère. 

 

 -  Au bout de ce canal figure un monticule de sable, vestige des anciennes fondations de la ville, lors de l’Acqua Alta de 1966, ayant entraîné la montée des eaux jusqu’à 1 mètre 94, et plongeant Venise dans la peur et la terreur. On dit que ce jour-là, un évènement a provoqué la colère des dieux de l’océan, ayant causé l’Acqua Alta, et inondant la ville. Dans ce sable figure une tombe. Celui du tout premier Doge de Venise. Si tu portes sa toge, tu obtiendras une aura sans pareille, à même d’attirer à toi la fortune et nombre de clients encore plus généreux que moi…

 

 -  Le premier Doge ? Mais je croyais qu’il avait été enterré avec 7 autres au sein de la Crypte des Doges, à San Zaccaria, sous la chapelle dorée ?

 

Gino souriait, d’une manière qui me fit un peu froid dans le dos. 

 

 -  C’est ce que tout le monde croit. Mais j’ai découvert la vérité au cours de mes voyages. Te rappelle-tu du masque que ton père arborait pour Halloween ? 

 

 -  Oui, bien sûr. Il l’a trouvé dans une vieille malle qui appartenait à mon grand-père.

 

  -  Oui, c’est ce qu’il m’a dit. Ce masque est une réplique de celui du 1er Doge. Masque qu’il arborait à certaines occasions. On dit qu’il l’aurait acquis d’un démon, et que c’est grâce à lui qu’il aurait obtenu sa consécration politique. Mais son utilisation avait un coût, et à sa mort, son testament indiquait qu’il fallait qu’il soit enterré avec lui, très profondément sous Venise, afin que personne ne puisse plus y avoir accès. Un faux cercueil fut érigé au sein de la Crypte des Doges, vide de tout corps. Mais la vraie sépulture fut placée là où tu vas te rendre.

 

 -  Je dois prendre ce masque aussi ? 

 

 -  Surtout pas ! C’est là où je voulais en venir. Tu seras sûrement attiré par le masque. Il te demandera de le prendre par pensée. Ne me demande pas comment cela est possible, ni pourquoi. Contente-toi de prendre la toge. Elle est magique elle aussi, et est un complément au masque. Mais l’association des deux, c’est ce qui a causé certains actes du Doge, et permis son ascension au pouvoir. Ce dont il se sentait coupable, ayant dû sacrifier plusieurs « obstacles », en obéissant à des voix intérieures. Et ce masque en est la cause. Tu ne dois surtout pas y toucher. Le dernier à l’avoir fait a causé l’Acqua Alta de 1966, avec les ravages que tu sais. Par la suite, il a remis le masque à sa place, et caché la clé permettant l’accès au canal dans un pays lointain. 

 

 -  J’avoue être un peu perdu par tout ce que vous me dites. Une toge magique apportant la gloire et la fortune… Un masque maudit qui parle dans nos pensées… Je ne sais que croire…

 

 -  Tout ce que je te dis est la stricte vérité. Cette clé est un cadeau à double tranchant. J’appréciais beaucoup ton père, et je voulais qu’il puisse faire vivre sa famille décemment. C’est pourquoi, après avoir entendu parler de cette histoire, j’ai voulu chercher cette clé et l’offrir à ton père, en lui indiquant les recommandations dont je viens de te faire part. N’étant plus là, c’est à toi que revient ce présent.

 

J’ai encore discuté un long moment avec Gino, au gré de notre balade. Quand il fut parti, on était déjà en soirée. Je suis rentré chez moi, et comme promis je n’ai rien dit de tout ça à ma mère. Je n’ai pas cessé de penser à ce que Gino m’avait dit. Ce serait la solution à notre situation compliquée financièrement. Qui plus est, je pourrais avoir l’occasion d’avoir le même succès que mon père, ce qui me rendrait tellement fier. Et lui aussi, là où il est. Plus tard, je suis parti à l’extérieur. Ma mère s’inquiétant de cette sortie tardive, je lui dis que j’allais m’affairer à nettoyer la gondole, qui en avait bien besoin. Elle m’a souri, en me recommandant de ne pas me tuer à la tâche comme l’avait fait mon père. Elle ne voulait pas se retrouver seule plus vite qu’elle ne le désirait. Je lui fis la promesse de faire attention, et je partis.

 

Il était déjà 23 heures. Les eaux de Venise étaient presque vides de toute circulation. J’avais la clé dans la poche. Je me suis rendu au canal de Rio Dei Greci, à l’adresse indiquée, entre les deux maisons dont il m’avait parlé. Je me suis parqué proximité, et j’ai attendu que Minuit arrive, sans trop y croire. C’était tellement… fantastique. Mais je voulais en avoir le cœur net. Et aussi incroyable que ça paraissait, à l’heure dite, un léger éclat de lumière apparut sur le mur reliant les deux maisons, alors que toutes les lumières des maisons autour du canal étaient éteintes. Une grande porte verte apparut alors. Je me frottais les yeux pour vérifier que je ne dormais pas, et passé la surprise, je m’approchais de celle-ci. Tout en faisant attention de ne pas basculer dans l’eau en restant dans la gondole, je sortais la clé de ma poche, et l’enclenchais dans la serrure que je voyais. 

 

Un cliquetis, suivi d’un léger grincement se fit entendre, avant que la porte s’ouvre. Il faisait sombre, mais effectivement, il y avait bien un canal qui s’offrait à ma vue. J’observais ce dernier, bifurquant mes yeux sur les portes, sur les maisons qui se parait de cette porte. Ça semblait impossible… Comment un canal pouvait traverser ces maisons ? Et quant à la manière dont cette porte était apparue… J’arrêtais de me poser des questions, regardais derrière moi pour vérifier que personne ne voyait quoi que ce soit de cette scène irréelle, et m’engouffrais dans le canal. A peine avais-je franchi la porte que cette dernière se referait derrière moi, et des lampes s’allumaient tout le long de ce canal dont l’existence tenait de la magie. Avec la pénombre, je ne m’étais pas aperçu de leur présence lorsque j’étais de l’autre côté de l’entrée m’ayant amené ici. Je continuais à avancer pendant plusieurs mètres, une heure durant, et je vis alors le monticule de sable dont Gino m’avait parlé.

 

J’avais amené avec moi une pelle. J’avais profité que ma mère me tournait le dos pour la prendre dans la petite remise de l’entrée. Elle ne nous avait jamais servi. A l’origine, c’était un cadeau du frère aujourd’hui défunt de mon père. Il avait toujours des idées bizarres. Après son décès, mon père avait tenu à conserver cette pelle. C’était comme un souvenir nostalgique, une relique. Ma mère et moi le voyions parfois ouvrir la remise, et s’asseoir en face de cette pelle, comme s’il adressait une prière à son défunt frère. C’était un peu curieux comme rituel, mais ni moi, ni ma mère n’avions osé lui dire quoi que ce soit à ce sujet, pour respecter son deuil. Je positionnais la gondole près du bord, descendais, et avançais mon véhicule sur le sable, pour la bloquer. Devant moi, je voyais une grande croix en pierre disposé debout sur le sol, comportant des gravures tout autour.

 

Je me mis alors à l’ouvrage, creusant le sol. Près de deux heures plus tard, le bout de ma pelle cognait quelque chose. J’écartais le sable autour, et voyais un grand cercueil. Avec peine, prenant garde de ne pas abîmer la sépulture, je parvenais à ouvrir ce dernier. J’eus un grand choc en voyant le squelette en son sein, munie de la tenue rituelle des Doges. Je dus prendre d’immenses précautions pour détacher la toge du corps sans détériorer le squelette, mais je parvins à mes fins. Je ramenais la toge à la gondole, puis revint vers le cercueil pour le refermer. C’est là que je vis le masque dans un coin, mis à l’écart. En manipulant le squelette, j’avais déplacé une sorte de tissu le recouvrant, qui était situé près de la tête. Je ne saurais dire ce qui s’est passé, mais j’étais attiré par ce masque. 

 

Comme l’avait dit Gino, j’avais l’impression qu’une voix dans ma tête m’incitait à le prendre. J’ai résisté du mieux que j’ai pu, mais la douleur ressentie par l’insistance et la régularité des voix était trop forte. Je me disais que si je me contentais juste de prendre le masque dans les mains calmerait les voix. Ce fut ma plus grande erreur. J’aurais dû me montrer plus résistant, respecter ma promesse à Gino. Mais ma faiblesse de volonté a fini par succomber aux voix, et j’ai mis le masque sur mon visage, accrochant sa ficelle sur l’extrémité de mes oreilles. Malgré le temps passé enseveli, il était comme neuf, et soudain je me suis senti plus fort, avec plus d’assurance en moi. C’est difficile à définir. A nouveau, une voix me fit comprendre que je devais revêtir la toge.

 

Presque instinctivement, je suis revenu à la gondole, et mis la toge. La sensation de puissance était encore plus grande, je ressentais comme une sorte d’illumination, c’était tellement incroyable… Je suis revenu au cercueil, l’ai refermé, et remis le sable en place avec la pelle, avant de repartir, d’où j’étais venu, me dirigeant à nouveau vers la porte m’ayant amené ici. Cette fois, je n’eus pas besoin de me servir de la clé : la porte s’ouvrit automatiquement à mon arrivée devant elle, et se ferma une fois que je l’eus franchie. Je ne regardais pas en arrière. Ma montre affichait 6 heures du matin, alors que j’avais eu l’impression de n’être resté qu’une ou deux heures. A l’intérieur de ce canal, ma notion de temps avait été comme bloquée. Inutile de rentrer à la maison. Il était presque l’heure à laquelle je débutais mes journées, à attendre les touristes. Alors je me rendis à mon embarcadère habituel.

 

Ce n’est qu’après ça que j’ai compris pourquoi le 1er Doge de Venise désirait que le masque ne soit plus jamais porté par qui que ce soit après lui, plongeant Venise dans une vague de peur sans précédent et se finissant sur une catastrophe qui changerait à jamais le monde… A dire vrai, avant que j’apprenne les répercussions de mon acte secret au cœur de ce canal, j’étais fier d’arborer ce masque unique et cette toge singulière. Tout comme le masque, elle n’avait pas du tout subi les affres du temps, et je voyais les yeux remplis d’étoiles des touristes venant à moi, pensant voir quasiment une réincarnation de mon père, et ravis d’entendre ma voix qui avait été sublimée par l’action magique du masque et de la toge. Toute la journée fut de la même teneur, les clients réjouis et heureux d’avoir passé un temps inoubliable en ma compagnie, les oreilles pleines de souvenirs. Que ce soient les cantiques de mon père que je reprenais, le costume que je portais ou les indications sur l’histoire de Venise au fur et à mesure que je les emmenais au cœur des canaux peu connus de la ville. Ce fut un merveilleux moment. Je rentrais fourbu à la maison, rappelant à ma mère des souvenirs douloureux, et s’inquiétant que je m’investisse autant que mon père en son temps. Je la rassurais cependant, et lui assurais que je prendrais soin de moi, autant que de la gondole dont j’avais hérité.

 

Il m’était difficile de quitter le masque. Il y avait comme une forme de réticence de sa part, même si ces mots peuvent vous sembler étrange. Mais c’est vraiment l’impression que j’avais. La première nuit, j’ai pu parvenir à le mettre sur la petite table de nuit à côté de mon lit. Pour la toge, je ne ressentais pas cette même emprise, alors il m’était plus aisé de la retirer. Cette nuit fut un peu difficile, car le masque m’appelait à le remettre sur mon visage. Je du me résoudre à le placer à l’intérieur de mon armoire, pour ne plus entendre sa « voix ». Trois jours passaient ainsi. On était à 48 heures d’Halloween. Je venais de finir ma journée, quand je reçus la visite de deux policiers à la maison. Paniquée, ma mère demandait ce que j’avais fait. J’avais beau lui dire que je n’étais responsable d’aucun acte répréhensible, il a fallu l’intervention des policiers pour parvenir à la ramener à un calme attendu.

 

Une fois fait, les policiers me demandèrent si j’avais été en contact avec une série de personnes, dont ils me présentaient les photos. Je reconnus une grande partie d’eux comme étant des clients, ce qui confirmait ce qu’on leur avait dit. D’autres gondoliers appartenant au Conglomérat s’étaient empressés de me désigner, sachant que je semblais reprendre la fougue de mon père, et son succès, dès lors qu’ils ont appris qu’une enquête était en cours, et que je pourrais en pâtir. Et par la même occasion, ternir la réputation et le passé de celui qui m’avait tout appris. Dans les faits, les personnes désignées, une fois avoir été mes clients, ont subitement disparus de Venise. Et par disparus, ils entendaient dans des circonstances étranges, les menant à penser qu’elles avaient été tuées, car ayant retrouvés des traces de sang dans leur chambre d’hôtel, sans que leur corps ait été découvert quelque part. Et ce malgré les nombreuses recherches et appels à témoins disséminés sur les réseaux sociaux. 

 

Comme je semblais avoir été une des dernières personnes à les avoir vues vivants, je devenais un suspect probable. La maison fut fouillée, et je fus mis sous surveillance, à chaque fois que j’embarquais un client sur ma gondole. Mais ce ne fut pas suffisant : le lendemain, mes passagers de la veille se rajoutaient à la longue liste des disparus de Venise. Le titre qui s’étalait sur tous les journaux italiens et d’ailleurs, me mettant en ligne de mire, et mettant ma mère dans un état de tristesse profond, étant persuadé que j’étais une sorte de monstre, sortant la nuit pour tuer ces touristes à son insu, et cachant les cadavres dans les eaux des canaux. La piste la plus probable suivie par la police pour expliquer l’absence de corps.

 

La publicité pour moi et ma gondole fut désastreuse : les autorités de la ville procédèrent à des opérations de dragage des canaux, espérant retrouver les corps, et pouvant prouver ma culpabilité. Pour eux, il ne faisait plus aucun doute que j’étais le meurtrier, même s’ils n’avaient encore rien trouvé pour m’accuser, à défaut de preuve formelle. Ma mère ne voulait plus m’adresser la parole, influencé par les médias et les ragots de ses amis, ainsi que le reste de notre famille. Je vivais un cauchemar, et le couperet final tomba quand la police m’interdisait de continuer mon activité, confisquant ma gondole. Je ne comprenais pas ce qui se passait, refusant de penser à ce moment que le masque et la toge puissent avoir un lien avec toute cette folie. Le tourisme de Venise subit un contrecoup violent à cause de cette histoire, provoquant une baisse violente de la fréquentation de la ville par les vagues d’étrangers, et même d’italiens réguliers venant chaque semaine.

 

En plus de ça, en semaine d’Halloween, une période importante, augmentant la grogne de la part des autres gondoliers, dont le Conglomérat, et même les dirigeants des Vaporetto. Je devenais la cible privilégiée, celui qui avait causé la chute du tourisme vénitien par ses actes. Rien n’avait pu être trouvé pour m’accuser, mais aux yeux de tous, y compris ma mère, les coïncidences étaient frappantes, et je ne pouvais être que l’auteur des disparitions, et probablement des meurtres, au vu du sang trouvé à chaque fois dans les chambres des disparus. Mais ce n’était rien en comparaison de ce qui se préparait. Une catastrophe sans précédent qui ferait passer les précédents épisodes de 1966 et 2019 pour des banalités. Un acque Alta comme jamais Venise n’en avait connu…

 

Les premiers échos du cataclysme à venir se firent connaitre dès le début de soirée, quand les iles de la lagune virent le niveau des eaux monter très rapidement, causant une panique au sein des habitants. Ce fut tellement rapide que les secours n’eurent pas le temps de se mettre en place. En seulement deux heures de temps, la majorité des iles entourant Venise fut submergée, avant de commencer menacer le reste de la ville. Bientôt, les principales artères historiques de Venise se fit envahir par les eaux, et les flots se montraient de plus en plus violent au fur et à mesure que le temps passait. Ma mère ne voulait plus me voir chez nous, m’ayant littéralement chassé. Ne pouvant fuir dans les rues, je me résous alors à monter sur le toit. J’ai essayé de persuader ma mère de me suivre, mais elle refusa de suivre un meurtrier.

 

Les larmes aux yeux, je me suis donc réfugié là où je pensais être en sécurité, ce qui fut le cas. J’ai assisté à toute l’horreur de Venise sombrant sous les eaux petit à petit, entendant les cris des hommes, des femmes des enfants se noyant, ou étant emporté par des vagues de plus en plus fortes et successives, les balayant et les projetant contre les murs des habitations. Le Palais des Doges s’est effondré sur lui-même, ainsi que les ponts millénaires, comme les célèbres Pont de Rialto ou le Pont des 3 arches, l’un des seuls ponts à arches qui tenait encore debout à Venise. Et moi, j’étais là, impuissant, portant ma toge, ayant retiré mon masque. Je regardais celui-ci : il était différent de d’habitude. Son visage impassible avait fait place à un grand sourire, fixant mon regard. J’ai pris peur, et l’ai jeté au loin, tombant dans les flots. 

 

Durant sa chute, j’ai clairement entendu des ricanements, avant de voir, surgissant des flots, une ombre noire de grande taille. Elle… Elle avait une multitude de visage grimaçants dans son corps, semblant crier, bien que je ne perçusse pas le son de ceux-ci. C’est alors que je me suis souvenu de ce que m’avait raconté Gino concernant l’Acqua Alta de 1966. Il m’avait dit que quelqu’un d’autre que moi avait pris le masque, et avait déclenché la catastrophe. Était-il possible que ce fut la même chose en 2019, ou était-ce une coïncidence ? Après tout, les Acqua Alta font partie de l’histoire de Venise. Ce n’est pas un phénomène nouveau. Mais alors… En prenant le masque, malgré les recommandations de Gino, j’avais déclenché tout ça… J’étais responsable de toute cette folie. Quelle que soit la chose que renfermait ce masque, cela avait un lien avec cette ombre ricanant et me narguant quelques mètres plus bas, possédant en elle les âmes des vies qu’elle avait prises.

 

C’était elle qui avait tué ces touristes, j’en étais sûr… Je ne savais pas de quelle manière, probablement pendant mon sommeil, mais cette ombre avait assassiné ces hommes et ces femmes en les absorbant, et tout ce qui restait d’eux, c’étaient leurs visages s’étant incrustés sur le corps de cette abomination. Et cet Acqua Alta monumental était son point d’orgue. Le prix de mon succès. Gino m’avait mis en garde sur les conséquences, et je n’en ai pas tenu compte. J’ai préféré suivre l’appel de ce masque et la chose qui s’y cachait. Si je m’étais rendu compte plus tôt de mon erreur, j’aurais pu retourner au canal, remettre le masque en place, et j’aurais évité la catastrophe. Mais vu l’ampleur de l’inondation, c’était désormais impossible. D’autant que je n’avais même plus l’usage de ma gondole, celle-ci m’ayant été prise par la police. Il était trop tard…

 

Je payais le prix de mon orgueil, de mon arrogance, de mon refus de croire ce que je pensais être des fables de la part de quelqu’un qui avait voué sa vie à vouloir aider mon père, et s’étant rabattu sur moi, en apprenant que ce dernier n’était plus. Il aurait sans doute été plus raisonnable que moi. Peut-être même qu’il aurait refusé poliment le présent de Gino. Ou alors il l’aurait accepté, juste pour lui faire plaisir, comme il le faisait avec les clients généreux voulant le remercier chaleureusement de leurs pourboires. Et il aurait enfermé la clé quelque part où personne n’aurait pu y avoir accès. Mon père était ainsi : il ne cherchait pas la gloire, le succès ou le profit. Il voulait juste être gondolier, pour le seul plaisir que lui procurait cette activité. Pour la joie de voir les sourires illuminer ceux qu’il emmenait naviguer sur les flots des canaux de Venise.

 

 Moi qui voulais perpétuer sa mémoire en reprenant le métier qu’il m’avait enseigné, je n’avais fait que lui faire honte en me rendant à ce canal, à ce cercueil, et me laissant envoûter par les voix venant de ce masque maudit. A cause de moi, ma ville natale, le fleuron de l’Italie, le bonheur de milliers de touristes venant chaque année, le lieu de prédilection des amoureux, allait être englouti définitivement sous les eaux. Avoir jeté le masque ne changerait rien. Il avait déjà traversé les siècles, il survivrait à ce qu’il avait lui-même déclenché. Je l’avais libéré, et maintenant il se rendrait, porté par les océans, sur d’autres continents, prenant l’emprise d’autres imbéciles comme moi, et causant d’autres ravages.

 

On dit qu’Halloween permet l’ouverture d’une faille entre les mondes, que ce jour-là, les pires créatures peuvent venir semer la discorde et le malheur chez les humains. Je ne sais pas si ce mythe est fondé sur quelque chose de concret, mais ce que je sais, c’est qu’aujourd’hui, ce 31 octobre 2023, j’ai déclenché une apocalypse à venir, en libérant une créature avide d’âmes, qui allait semer le chaos partout où elle irait, en se servant de l’innocence d’autres personnes qui se laisserait prendre par sa voix. J’hésitais à me jeter dans les flots à mon tour, et encore aujourd’hui, je me demande pourquoi je suis le seul à avoir survécu à cette catastrophe. Peut-être une volonté du masque, une autre manière de me punir encore plus de l’avoir libéré, une façon de me dire : « cours après moi, je t’attends. Nous allons jouer encore… ».

 

Je ne sais pas quel est le but exact de l’entité s’abritant dans ce masque. Si elle agit par pure volonté de détruire, par jeu, ou est-ce une manière pour elle de sortir de l’ennui qui l’a assaillie pendant des siècles d’enfermement. Quelle que soit la réponse, je sais ce que je dois faire désormais. Me lancer sur ses traces, et mettre fin à ses desseins, où qu’il ait décidé de prolonger son désir de nuire à l’humanité. Je n’aurais de cesse de parcourir la Terre tant que je ne l’aurais pas détruit. Je vais chercher toute la documentation possible me permettant de trouver le moyen de le faire. C’est ma mission désormais, même si cela doit me prendre tout le reste de ma vie. J’espère qu’un jour vous me pardonnerez d’avoir été la cause de tant de vies perdues à cause de ce masque, à cause de moi. Pour l’heure, il me tarde de trouver le moyen de quitter les flots déchainés engloutissant Venise, et de me mettre en route pour ma future quête…

 

Publié par Fabs

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