20 oct. 2023

LA GOULE DE FARRBURG (Challenge Halloween/Jour 19)

 


 

J’ai toujours admiré le travail de ma grand-mère. Bien que beaucoup trouve ses œuvres un peu macabres, se voulant dans la droite lignée de « l’art » du tueur Ed Gein, dont elle avoue s’être inspirée, elle a acquis au fil des années une certaine notoriété en Allemagne, attirant nombre de curieux de sa boutique au sein de notre petit village de FarrBurg. Un attrait touristique non négligeable et offrant un afflux de potentiels clients pour les autres petits commerces du village. Une abondance financière dont profite également la mairie qui a vu l’opportunité de profiter elle aussi des fans et curieux de l’art de ma grand-mère, Flekchen. Même son prénom n’est pas commun. La proximité du Rotofen, dont les monts escarpés faisaient déjà la joie des amoureux des paysages naturels à part, ont donné l’idée à notre Maire d’organiser des randonnées où un guide emmène les touristes désireux d’en savoir plus sur l’histoire du Rotofen et de ses secrets, à travers ses méandres rocheux, et se retrouver au plus près, suivant le circuit, de la poitrine, du nez ou du menton de la « sorcière endormie », le nom donné à cette chaîne de montagnes.

 

Le Rotofen est composé de 3 sommets situés dans le massif des Alpes de Berchtesgaden, au cœur du chaînon du Lattengebirge : le Vordere (1370 mètres, le Mittlere (1396 mètres) et l’Hintere Rotofen (1467 mètres). Son nom lui vient de son aspect, vu de la vallée, donnant l’impression d’une femme au nez crochu allongée. La direction de la « tête », avec le menton, le nez et la poitrine, sont clairement visibles au Sud-Est et au Nord-Ouest. La « poitrine » de la « sorcière » est composé du Mittlere Rotofen, aussi appelé Signalkopf. Le nez est formé par le Vordere Rotofen, qui se divise en deux parties : le Große Rotofenturm et le Kleine Rotofenturm. Ce dernier étant également connu sous le nom de Montgelas-Nase, une allusion à la taille et la forme du nez de l’homme d’état Bavarois Maximilian Von Montgelas. L’origine du nom de cet ensemble de montagnes puise ses sources dans une vieille légende, celle d’une sorcière opposée à l’arrivée du christianisme dans sa région, et qui menaçait sa tranquillité.

 

On dit d’elle, il y a mille ans de cela, qu’elle s’est retirée au sein du monde de la montagne, pour y trouver la sérénité, car ne supportant plus le peuple, et en particulier les chrétiens et leurs missionnaires, qui menaçaient son « activité ». Ses remèdes, ses potions sur mesure à l’usage divers, et notamment pour se venger de personnes à la demande de ses clients, que ce soit d’un voisin riche, d’une mère acariâtre, d’un oncle insultant ou d’un ami indélicat pratiquant l’adultère. Jalousie, intérêt économique ou politique, voire parfois simple farce, les clients de la sorcière Liselotte, son prénom, étaient nombreux, assurant une vie confortable à la vieille femme. Une opulence qui fut mis à mal avec l’arrivée, au sein de sa ville de « pêcheurs », de missionnaires, des religieux qui firent ériger une église au sein d’une cité qui en était dépourvue. Dès lors, Liselotte a vu le nombre de personnes faisant appel à elle diminuer drastiquement.

 

Plusieurs fois, elle a reçu la visite de ces hommes de foi, lui indiquant clairement qu’elle était indésirable au sein de cette ville qui était désormais habitée par la foi chrétienne, et qu’elle ne devait plus offrir ses services à des hommes ou des femmes perdues par leurs pensées mauvaises, et en phase d’être « sauvés » par l’Église. Elle résista tant bien que mal à « l’envahisseur », notamment un évêque très vindicatif, ayant juré de chasser Liselotte de ce nouveau « territoire de Dieu », mais dut bientôt abdiquer, au vu du nombre de ses anciens clients s’étant réduits à peau de chagrin, et ayant du mal à supporter les attaques incessantes de l’évêque à son encontre. Liselotte, dégoûtée du monde des hommes et des actions de l’Église la concernant, quitta la ville sans regrets cette ville de traîtres sans reconnaissance de tout ce qu’elle avait fait pour eux, et s’installa dans la montagne proche, pour y vivre dans le calme, loin de toute forme du Christianisme qui avait tué son commerce.

 

Pour autant, elle ne cessa pas tout à fait son activité, car les solutions qu’elle apportait continuait d’attirer nombre de « pêcheurs », qui, malgré la distance et la difficulté à se rendre sur les lieux où Liselotte habitait désormais, venaient lui demander son aide à leurs « problèmes », souvent liés à des oppositions personnelles dans un souci de vengeance, plus que pour obtenir des soins pour une maladie rare ne pouvant être guérie par un médecin « classique ». Sa science des herbes médicinales, qu’elle soit utilisée à bon ou mauvais escient, restait populaire, ce qui assurait à Liselotte des revenus réguliers, bien que ceux-ci ne lui étaient plus primordiaux, ayant adoptée une vie d’ermite au sein de cette montagne, et se contentant des ressources naturelles de cette dernière, par la pose de pièges pour le gibier et la cueillette de plantes et fruits, pour vivre décemment, sans aucune contrainte extérieure.

 

Néanmoins, elle appréciait offrir l’espoir de la résolution de leurs soucis à ces gens faisant des kilomètres pour la voir, affrontant la rudesse des monts escarpés où elle s’était installée, rien que pour solliciter son aide. Mais elle refusait d’effectuer quoi que ce soit à toute personne s’étant convertie au christianisme, obligeant ceux et celles ayant parcouru tant de kilomètres pour la voir, à rebrousser chemin. On disait même qu’elle « sentait » parfois la venue d’un de ces chrétiens, et qu’elle les accueillait à coup de chute de rochers sur le parcours menant à sa cabane, occasionnant plusieurs morts. D’autres fois, elle poussait le vice de sa vengeance envers l’Église et ses ouailles, qui avaient le culot de venir la voir après l’avoir conspuée, à leur offrir des boissons empoisonnées, se servant de leurs cadavres pour décorer l’intérieur de sa modeste demeure.


Nombre de ses « œuvres » s’offraient aux quémandeurs de ses services, formant une sorte d’avertissement à ce qui les attendaient s’ils étaient des chrétiens et osaient venir quérir son aide. Une situation qui déplut à des « rejetés » ayant pu survivre aux punitions de Liselotte, et avertirent l’évêque de la ville d’où celle-ci avait dû partir. Ce dernier, furieux d’apprendre que la « pécheresse diabolique » continuait de pervertir des âmes perdues demanda à Saint Martin de s’occuper du cas de la sorcière impie, ce que ce dernier accepta. Ainsi, le Saint fit route vers la cabane de Liselotte, échappant de justesse à la chute des rochers lancés par elle, car averti par le tonnerre provoqué par l’arrivée de la menace sur le convoi dont il était le meneur, malgré la vitesse de descente du danger rocheux. Après une deuxième tentative de la sorcière, Saint Martin tendit une grosse croix qu’il portait autour du cou, spécialement étudié pour mettre fin aux « créatures du Diable ». Au même moment, un énorme grondement se fit entendre, secouant toute la montagne. Du fait d’une force irrésistible, Liselotte fut projetée à terre, et transformée en pierre, se fondant dans la roche et les arbres avoisinants, jusqu’à fusionner avec eux. Son esprit était tellement empli de connaissances et de noirceur, qu’il s’étendit sur plusieurs kilomètres des lieux, constituant la forme que l’on connaît et donnant naissance au Rotofen.

 

C’était une belle légende, comme il y en a tant dans notre chère Allemagne. Si, au départ, l’art de ma grand-mère, ressemblant fortement au « style » de la sorcière Liselotte décrit dans la légende, fit peur aux habitants de mon village, craignant que cela « réveille » l’esprit de la sorcière, touchée d’avoir une « héritière », ils se ravisèrent vite, car conscient que ce n’était que des objets somme toute complètement anodins. En dehors de leur aspect morbide, cela restait une forme artistique qui n’était pas plus dérangeante que d’autres ayant adopté des styles empruntés au cinéma d’horreur, comme il en foisonnait tant sur le Net. Bien sûr, certains détracteurs accusèrent ma grand-mère de vouer une sorte d’admiration, de culte à Ed Gein, auquel son art faisait immédiatement penser, si l’on se réfère à ce que la police a découvert au sein de la sinistre demeure du tueur en série. Il y a même eu des rumeurs qui prétendait que les os de jambes, de pieds, de mains et les crânes constituant la base des œuvres de ma grand-mère, étaient de véritables restes de corps, pris dans le cimetière du village, ou dans d’autres aux alentours.

 

Une rumeur qui fut vite démentie. Plusieurs clients de ma grand-mère, voulant savoir si ces rumeurs folles étaient fondées, firent analyser les objets qu’ils avaient acquis auprès d’elle, en faisant appel à des spécialistes, usant de spectrographes pour détecter si, oui ou non, ces objets morbides contenaient des os humains. La conclusion de ces différentes analyses fut sans appel : aucun des objets confectionnés par ma grand-mère n’avaient pour base des cadavres, des squelettes, ou quoi que ce soit pouvant faire penser qu’elle était « La Goule de Farrburg », le « gentil » nom dont fut affublé ma grand-mère par ceux et celles étant persuadés que son commerce était encore bien plus macabre qu’il ne le montrait en apparence.

 

C’est d’ailleurs à cause de cette publicité gratuite que la popularité des objets créés par ma grand-mère fit un bond énorme auprès de passionnés de l’art horrifique. De seulement quelques clients au départ, la vente de ses créations grimpait après chaque analyse faite par des acheteurs. Il y a même eu une exposition à Berlin, où fut montrée plusieurs œuvres spécialement modelées pour l’occasion, puis mis en vente sur son site web par la suite. Et autant vous dire qu’à la période d’Halloween, les acquisitions des œuvres de ma grand-mère s’arrachent en grande pompe. Son atelier est un vrai musée à ciel ouvert, avec une partie accessible au grand public, constituant sa boutique où on peut acheter, à des prix très raisonnables, ce qui a aussi contribué au succès de son art, des lampes composées de cage thoracique plus vrais que nature, des cendriers en forme d’os de main, des décorations de pieds de fauteuil à l’aspect de « panards » osseux.

 

Cadres, contours de miroirs, pipes, Vases, boites décoratives, et divers petits gadgets du même ordre, tous à l’allure d’os humains, c’est tout un panel très large qui est proposé aux fans de cet art. Et notre village, en particulier la boutique de la « Goule de Farrburg », nom qui figure en tant qu’enseigne au-dessus de la porte d’entrée quand on arrive devant le commerce de ma grand-mère, profite largement des retombées de la notoriété de ces objets à part. En particulier lors de la semaine d’Halloween, la période où tout le village est en effervescence. Certains artisans se mettent au diapason de l’art de la « Goule », lors de ces jours emblématiques de tous les fans d’horreur. La boulangerie propose des pâtisseries aux formes de citrouilles, de fantômes, de diables, mais aussi des gâteaux avec des os en sucre comme décorations. 

 

Un petit clin d’œil à la « Goule », dont le nom est devenu officiel depuis quelques mois. Raison pour laquelle ma grand-mère a fait changer l’ancien nom de « Flekchen Art » en « La Goule de Farrburg », une désignation qui lui a beaucoup plu, disant même d’elle qu’elle reflétait bien son activité. Je n’ai pas trop bien compris quand elle a dit ça, justifiant le choix de ce nom par la même occasion, mais j’allais très vite comprendre la vérité derrière l’art à priori innocent, quoique morbide et étonnant de la part d’une personne ayant un certain âge, de ma grand-mère, qui ravissait tant de monde à travers toute l’Allemagne, et même au-delà. On a même vu de célèbres réalisateurs spécialisés dans l’horrifique, comme Guillermo Del Toro, un de ses clients les plus connus, arborer les objets de la « Goule » lors d’interviews au sein de leurs maisons.

 

Flekchen est devenue une sommité de plus en plus importante, grâce à ces fans de la première heure que sont les grands noms de l’horreur, et les photos de ses œuvres parsèment le Net, notamment sur Pinterest et Instagram, dont le compte officiel compte désormais près de 2 millions d’abonnés. Et le fait que chaque objet fabriqué est une pièce unique, en faisant des raretés qui font la fierté de ses acquéreurs, accentue encore plus la demande. A tel point que ma grand-mère n’a eu d’autre choix que d’engager une vendeuse pour sa boutique, afin de consacrer tout son temps à la fabrication de nouvelles œuvres, et suivre la demande de plus en plus forte. En revanche, personne ou presque n’est autorisé à la voir confectionner en « direct live » ses œuvres. Elle a fait exception pour de rares interviews, où des YouTubeurs et des journalistes divers ont pu filmer sur place la « Goule » en plein travail.

 

Pour autant, ils ne furent pas autorisés à voir la matière première de son art, ces fameux os plus vrais que nature, justifiant ce secret au fait que savoir ce fait briserait le mystère et l’aura de son art, ce qui était parfaitement compréhensible, et accepté par tous, mis à part quelques complotistes, s’étant mis en tête que les spécialistes ayant analysés les œuvres de la « Goule » n’avaient pas les outils adéquats pour véritablement détecter la vraie nature de ce qui constituait ces matières premières. Certains ont même affirmés qu’ils avaient la preuve de ce qu’ils avançaient, que cet art morbide l’était bien plus qu’on le pensait. Ils avançaient des théories, liant certaines disparitions en montagne de la part de trekkeurs, de skieurs ou de simples touristes, à la quantité d’ossements dit factices, composant la base des objets confectionnés par la « Goule ».

 

Mais chaque soi-disant « révélation » n’était que de pures spéculations, voire des fakes mal faits, se basant sur des simili films amateurs où on voyait Flekchen dans la montagne suivre des touristes, se cachant derrière des arbres, attendant sans doute le moment propice pour obtenir un corps de choix pour ses futurs objets. D’autres vidéos tout aussi ridicules et mal faites, montrait une silhouette creuser les tombes de cimetières de villes proches de Farrburg. Si, effectivement, il y a bien eu des profanations dans ces villes, il a été démontré qu’elles étaient le fait de mouvements sectaires ou de groupes de jeunes voulant profiter justement des doutes envers l’art de la « Goule », et revendiquant pleinement leurs actions sans la moindre gêne. Mais en l’absence de preuve formelle pouvant les traîner devant un tribunal, vidéos où on les identifierait à l’appui, ces groupes ne pouvaient pas être mis à l’arrêt. La police indiquait que bien que suspects, sans éléments de preuve indiscutable, leurs déclarations d’être les auteurs, ne restaient que des paroles.

 

Les enquêteurs s’accordaient à dire qu’il était également possible que ces groupes n’aient rien fait du tout, mais profitent de découvrir de nouvelles profanations pour obtenir une célébrité acquise en se fondant sur les affirmations de culpabilités des complotistes accusant Flekchen d’être en cause dans ces vols de cadavres dans les cimetières. La plupart des vidéos ont été débunkées, et il fut établi avec certitude qu’il s’agissait de fakes grossiers, pour permettre d’incriminer la « Goule », et se faire de la publicité sur son dos, car jaloux de son succès. Il reste bien une vidéo dont l’origine n’a pas pu être déterminée, publiée anonymement via un VPN, au sein d’un site spécialisé dans les faits étranges, et multi-partagé sur de nombreux réseaux depuis, mais l’image est tellement flou, et le grain de la vidéo tellement prononcée, qu’il est difficile de savoir s’il s’agit d’un autre fake, ou s’il s’agit bel et bien du fameux profanateur, ou profanatrice, défrayant la chronique, dont certains tentent régulièrement de s’approprier les « mérites » de ces actes, et confortant les complotistes dans leurs délires impliquant Flekchen, et demandant à ce qu’elle montre en public ses « matières premières », si elle veut qu’on la croit quand elle affirme n’être pour rien de ce dont ils l’accusent de manière honteuse.

 

Je ne croyais pas non plus à ces allégations mensongères, jusqu’à ce que je découvre la pièce où ma grand-mère mettait au point ses créations, alors que je l’avais vu sortir en pleine nuit de sa maison. C’était le soir d’Halloween. Comme toujours ce jour-là, ma grand-mère s’était enfermée dans son atelier, et avait demandé à ce que personne ne la dérange pour demander des bonbons. Contrairement à tous ceux de mon village, elle n’était pas trop fan de ce jour, même s’il représentait la période occasionnant les meilleures ventes de ses objets d’art. Elle disait qu’elle trouvait cette fête disproportionnée, et ne comprenait pas son engouement, précisant que les cris dans les rues, les sons de sonnettes la dérangeait quand elle travaillait. Raison pour laquelle, quand Halloween arrivait, elle se bouchait les oreilles pour ne pas avoir à supporter ces dérangements.

 

Ma famille et moi, on comprenait tout à fait sa position, d’autant que, grâce à elle, on vivait plus que confortablement, car bénéficiant régulièrement de « dons » d’ordre financier de sa part. C’est pourquoi on n’a jamais cherché à la faire changer d’avis. Mais ce soir-là, je compris la vraie raison pourquoi elle n’aimait pas Halloween, et l’effervescence des festivités en découlant. Ce n’étaient pas les cris des enfants, les musiques ou les divers bruits dû à la fête qui la gênaient en fait. C’était simplement parce que l’omniprésence de nombreuses personnes dans les rues et alentours l’obligeait à se montrer plus prudente et discrète sur ses activités nocturnes. A vrai dire, je n’avais jamais vraiment remarqué qu’elle puisse avoir une « vie » la nuit. Notre maison était assez éloignée de la sienne, qui était en périphérie du village, à l’écart de tous. A ma connaissance, elle avait toujours vécu ici, et certains disent même qu’elle faisait partie des tout premiers habitants, voire même qu’elle avait fondé le village, à une époque lointaine.

 

Mais rien dans les archives de notre lieu de vie n’a jamais pu établir avec précision la date de création de notre village. Il n’y a rien sur cette période, comme si quelqu’un ne voulait pas que l’on sache cette partie de l’histoire de notre village. Quand on demandait au Maire s’il savait pourquoi il y avait un tel mystère autour de ça, il se contentait de dire que ça n’avait pas d’importance, que le plus important, c’était aujourd’hui, et que connaitre notre passé n’apporterait rien de plus à notre quotidien. D’un côté, c’étaient des paroles pleines de sagesse, mais dans le même temps, c’était assez curieux qu’il entretienne le mystère autour du fondement de notre village. Je n’allais pas tarder à comprendre la raison de cette insistance à cacher le passé de Farrburg, en même temps que j’allais comprendre le secret de fabrication des objets d’art morbide de ma grand-mère.

 

Donc, pour revenir à ce qui s’est passé cette nuit d’Halloween, qui allait bouleverser tout ce que je pensais savoir sur ma grand-mère, et mettant en lumière plusieurs faits dont elle était accusée par nombre de détracteurs, je participais, comme les autres enfants, à la collecte de bonbons, sonnant ou frappant aux portes en lançant le fameux « Trick’Or’Treat » d’Halloween, devant des visages radieux et heureux de remplir mon sac à friandises. Mes parents m’avaient accompagné comme toujours, même si, au vu de mon âge, j’ai 15 ans, ils considéraient que j’étais assez grande pour faire ma tournée seule, « comme une pro ». Du coup, ils m’ont « lâchée » au bout d’une petite demi-heure, me souhaitant bonne chance, et me laissant au sein d’un petit groupe constitué de mes amis les plus proches, en gage de sécurité. D’autant que parmi le groupe se trouvait Helga, qui avait été pendant longtemps ma baby-sitter. Alors, forcément, mes parents savaient que j’étais entre de bonnes mains, ce qui leur permettait de faire la fête de leurs côtés, entre adultes, au sein de la salle des fêtes où était organisé, comme chaque année, un bal spécial Halloween.

 

La soirée s’était bien passée, et j’avais mon sac rempli à ras bord, grâce à la générosité de nombreux habitants, ravis de voir des petits démons venir les effrayer à leur porte. J’ai demandé à Helga si je pouvais revenir chez moi toute seule, parce que j’étais fatigué. Bien qu’un peu réticente au fait que je parte sans être accompagné dans le noir, devant mon insistance, elle acceptait finalement, à la condition que je ne perde pas de temps, et que je dise à mes parents qu’elle s’était chargée de me raccompagner, pour qu’elle ne se fasse pas gronder. Je lui promettais, et je quittais le petit groupe. Sur le chemin, je voyais de loin la maison de ma grand-mère, et j’ai eu envie de lui faire un petit coucou avant de rentrer. Je savais qu’elle devait travailler, mais elle était toujours aux anges quand je venais la voir. Je voulais lui faire une surprise, et je me souvenais qu’elle ne fermait jamais la porte de la remise, à l’arrière de la maison, reliée directement à sa maison. Ce qui fait qu’on pouvait y pénétrer facilement.

 

Ce n’était pas vraiment surprenant, beaucoup dans le village ne fermaient pas non plus leurs portes. On se connaissait tous et personne n’aurait eu l’idée d’aller « visiter » les maisons des autres, en profitant de leur absence, ou en pleine nuit pendant leur sommeil. Ça ne faisait pas partie de notre culture de voisinage, et chacun avait confiance dans les autres. Jamais il n’y a eu de souci de cet ordre à ma connaissance. Donc, je me rendais vers la remise, me disant que ce n’était pas un gros mensonge que j’avais fait envers Helga. Je ne resterais pas longtemps après tout, et je filerais à ma maison juste après. C’était juste dans l’idée d’apporter un peu de réconfort à ma grand-mère. Ça me peinait qu’elle se trouve seule pour un soir de fête, même si j’acceptais le fait qu’elle ne veuille pas participer à la fête. Tout le monde au village acceptait sa décision de ne pas être dérangée ce soir-là. Après tout, c’était à elle si tout le monde vivait plus que correctement, du fait de sa notoriété apportant touristes et argent à profusion à chacun.

 

Je fus surpris de constater que la porte de la remise soit fermée. C’était curieux. Ce n’était pas la première fois que je me rendais chez ma grand-mère, même en soirée, et le cachant à mes parents, et plusieurs fois j’étais passée par là. Mais je ne fus pas dépitée pour autant, car j’avais une clé pour l’ouvrir. Papa et Maman ne le savent pas, mais un jour je les ai entendu dire qu’ils possédaient cette clé, confié par ma grand-mère au cas où, sans pouvoir entendre avec précision les détails de la conversation. J’étais sortie pour aller aux toilettes cette nuit-là, et je m’étais mise dans l’ombre du couloir, tout près de la cuisine où ils discutaient. Je les ai vu mettre la clé dans une boite qu’ils ont placé tout en haut d’un meuble, poussé contre le mur, tout au fond, de manière à ce que ce ne soit pas visible vu d’en bas. J’ai profité un jour qu’ils étaient occupés à effectuer des travaux dans ma chambre, pour m’installer une bibliothèque et des étagères, pour m’infiltrer dans la cuisine, prendre une chaise et accéder à la cachette.

 

J’ai pris la clé, et remis la boite à sa place, avant de dissimuler toute trace de mon forfait. Je me disais que cette clé me serait bien utile un jour pour faire une farce à ma grand-mère, sachant son goût pour les surprises. Et cette clé, je la portais toujours sur moi, en toute occasion, placé dans le petit sac porte-bonheur qui ne me quittait jamais, et était autour de mon cou. Un petit sac en toile où figurait un cheveu de papa, maman et grand-mère, ainsi que leurs photos. C’était une idée que j’avais eu, après l’avoir vu dans un livre, afin de les avoir toujours auprès de moi. Ils ont trouvé ma demande charmante, et m’ont offert avec joie les éléments à placer dans mon petit sac. Ils savaient que c’était quelque chose de sacré pour moi, et ils n’y touchaient jamais. Impossible pour eux de deviner que j’y cachais cette clé. Je la sortais donc de sa petite cachette, et ouvrais la porte, aussi discrètement que possible, refermant derrière moi et pénétrant à l’intérieur de la maison, après être passé par la porte reliant les deux lieux.

 

Comme je voulais faire une surprise, j’ai essayé de ne pas faire trop de bruit. C’est là que j’ai aperçu ma grand-mère dehors, en la voyant à travers une vitre, et semblant se diriger vers le village. J’ai voulu ouvrir la fenêtre et l’appeler, mais il y avait quelque chose de curieux. Elle n’avait pas l’air comme d’habitude. La lune éclairait un peu sa silhouette, et elle était… Différente. Ses bras avaient l’air… plus longs, décharnés. Elle ne portait pas de vêtements, alors qu’il faisait très froid dehors. Ses cheveux… Elle n’en avait plus… Quant à ses jambes, elles étaient toute biscornues de ce que je voyais. Et pourtant, je reconnaissais son visage, bien que lui aussi quelque peu étrange. Elle avait plus de rides qu’habituellement, et ses yeux semblaient plus étirés, avec un nez plus long. J’étais fatiguée à ce moment, et je me disais que c’était peut-être à cause de ça que je pensais voir ma grand-mère différemment. Avec l’ambiance d’Halloween en plus, ça devait quelque peu forcer mon imagination à voir quelque chose de fantastique, propre à l’atmosphère de la fête.

 

Je n’ai pas trop fait attention sur le coup, mais avec le recul, je me suis rappelé qu’elle prenait la direction du cimetière du village, qui était situé à l’extérieur de celui-ci, tout près du petit bois au bas du Rotofen. J’étais un peu déçu de ne pas pouvoir faire ma surprise, mais j’ai repensé à une chose. Vu que ma grand-mère n’était pas là, je pourrais peut-être savoir le secret de fabrication de ses objets, sa « matière première », dont l’accès était interdit à quiconque, même à moi. Je crois que seuls Papa et Maman étaient autorisés à y accéder, et connaissaient donc eux aussi le secret, mais je n’étais pas sûr de ça. Je me suis donc dirigé vers son atelier. C’était la première fois que je m’y rendais seule, ça faisait bizarre. Sans grand-mère, les objets qui y étaient, à divers stades de fabrication, me faisaient plus peur que d’habitude. Tout l’endroit était nettement plus terrifiant, mais j’étais trop curieuse de savoir pour m’arrêter maintenant.

 

J’étais devant la porte secrète, là où je saurais de quoi grand-mère se servait pour donner autant de réalisme à ses objets d’art morbide, et je n’imaginais pas ce que j’allais y trouver. Mon âme de petite fille faisait que je pensais tomber sur des morceaux de plastique, du cuir, et du matériel du même style, qu’elle mélangeait, fusionnait entre eux pour former les os servant à la base de ses œuvres, avant de les ramener au sein de son atelier « classique », celui où elle autorisait de rares personnes à s’y rendre en sa présence. Sans doute pour s’assurer que personne ne tenterait d’en savoir plus sur son art, et fouillerait là où il ne fallait pas, mettant à jour son secret. Et… Comment dire ? Eh bien, vous savez quand je vous ai dit qu’on l’accusait de piller les tombes ou être responsable de la disparition de touristes dans la région ? Je vous ai dit aussi qu’il était impossible que grand-mère puisse être suspectée de ça, que je savais qu’elle était bien trop gentille pour faire de tels actes… Toute mon admiration pour elle est tombée d’un coup en découvrant que ce que je prenais pour d’immondes ragots, des rumeurs infondées… étaient vraies…

 

L’intérieur de la pièce montrait des monceaux d’os un peu partout, de différentes tailles, différentes formes. Je ne m’y connaissais pas très bien en anatomie humaine, mais j’avais quand même vu des images de squelette dans des livres à l’école, et ce qu’il y avait dans cette pièce, on y retrouvait tous les os possibles du corps humain… os de pieds, de main, cage thoracique, crânes appartenant à divers âges. Certains adultes, d’autres étaient sûrement ceux d’enfants, et même de bébés… Et ce n’était pas tout… Je voyais plusieurs bacs comportant des objets ayant appartenu vraisemblablement à des personnes bien vivantes… Si certains des os que je voyais semblaient être assez vieux, parsemés de fêlures, ou recouverts de poussières, de trous causés sans doute par l’érosion, suite à un séjour long sous terre évident, il y en avait d’autres semblant plus « récents », et comportant encore des traces de ce que j’imaginais être des résidus de chair. Ce qui laissait supposer que les « propriétaires » de ces os « neufs » étaient également ceux dont les objets se chevauchaient dans ces bacs.

 

Des montres, des bracelets, des colliers, des boucles d’oreilles, des bagues, et même des structures métalliques qui devaient être des restes de scarifications ou de prothèses, tels que j’en avais vu sur Instagram ou des livres. Il y avait aussi dans un coin des restes d’habits déchirés, couverts de sang. Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. A côté de cet atelier de l’enfer, il y avait une autre petite pièce… Bien que terrifiée de ce que j’avais déjà vue, me faisant voir ma grand-mère sous un angle totalement différent de l’idéalisation dont je l’auréolais avant ça, je me rendais à l’intérieur de cet autre lieu. Elle se composait de plusieurs rangées de congélateurs de restaurant disposés sur les différents pans de murs présent. Ainsi qu’un grand frigo. Je tremblais de partout, mais je voulais aller jusqu’au bout. Appelez ça un désir morbide de curiosité. J’ai failli vomir en trouvant, disposés dans des boites tupperware, des yeux, des oreilles, des cerveaux, des cœurs, et des dizaines d’autres organes…

 

J’ai refermé la porte du frigo vivement, ayant du mal à respirer, posant une main sur ma bouche pour m’empêcher de dégueuler toutes les sucreries que j’avais mangés en avance, ne pouvant attendre d’être de retour à la maison pour les déguster. J’avais des palpitations m’envahissant tout le corps, ma tête tournait, et malgré ça, j’ai réussi à avoir le courage d’ouvrir un des grands congélateurs plaqués contre les murs. A l’intérieur se trouvait des corps congelés d’hommes et de femmes, nus, dénués de peaux, vraisemblablement arrachées. J’avais aperçu des boites où figuraient des textures bizarres dans le frigo, sans parvenir à l’identifier, vu le peu de temps que je suis parvenu à regarder. C’était sûrement la peau de ces corps. Cette fois, je ne parvins pas à me retenir, et je tombais à genoux, vomissant mes tripes suite à ce spectacle horrible. Une erreur de taille. Si grand-mère voyait ça, elle saurait à coup sûr que quelqu’un était venu ici, et avait découvert son secret. Mais je n’avais pas le courage de me résoudre à nettoyer la preuve de mon passage, peinant déjà à me relever et fermer le congélateur.

 

J’avais perdu la notion du temps : j’étais restée plus longtemps que prévue dans cet antre de l’horreur, m’ayant fait comprendre que les suspicions impliquant ma grand-mère de gens qu’on désignait comme des jaloux de son succès, des complotistes ayant fabriqués de toute pièces des vidéos pour la discréditer de ses affirmations d’innocence aux faits qui lui étaient reprochés, tout était la stricte vérité. J’avais les preuves sous les yeux. Pour autant, je n’aurais jamais le courage d’emporter ne serait-ce qu’un morceau de ce qu’il y avait ici pour dénoncer grand-mère. Et je n’avais pas emporté mon portable pour prendre des photos non plus. Sans compter que je n’avais pas le cœur de trahir ma grand-mère, malgré ce qu’elle avait fait. Il y avait quelque chose que je ne comprenais pas, bien que l’évidence de sa culpabilité m’apparût plus qu’évidente. Des analyses avaient été faites par des spécialistes, démontrant que les soupçons des acheteurs et autres complotistes sur la nature des « matières premières » étaient erronées. Comment avaient-ils pu se tromper à ce point ? A moins que…

 

J’étais déjà plongé en plein dans l’horreur, mais ce qui me venait à l’esprit était encore pire. Ces fameux « spécialistes » étaient peut-être payés pour donner des analyses fausses, des rapports et des preuves, radios à l’appui, entièrement fabriquées, afin de calmer les rumeurs pouvant donner la preuve de la nature de ma grand-mère. Mais en ce cas, si leur complicité était avérée, quel pouvait bien être leur mobile pour masquer cette horrible vérité ? Y trouvait-il un avantage ? Des pourcentages sur les ventes des œuvres de ma grand-mère peut-être ? Des « cadeaux » sous forme de pièce unique à leur demande ? Ou tout simplement de l’argent versé sur leur compte en banque, ou un compte offshore dans un paradis fiscal, afin que ces revenus ne soient pas révélés, et leur mensonge affiché au grand jour… Ils trafiquaient leurs rapports, leurs documents d’analyses, en échange d’avantages substantiels en numéraire. Il y avait une autre possibilité, et c’est là que l’horreur atteignait son comble…

 

L’impression que j’ai eu de voir grand-mère tout à l’heure au-dehors, celle où j’ai cru qu’elle était « différente », ce n’était peut-être pas dû à la fatigue, comme je l’ai cru, mais sa vraie nature. Et cette supposition devint une certitude quand je voyais, dans un recoin sombre de la pièce, une sorte de vestiaire de lycée comme on en voit dans les films pour ado américains. Bien que je tremblasse encore plus qu’avant, je m’avançais, afin d’avoir le fin mot de l’histoire sur ce qu’était peut-être ma grand-mère. Et en l’ouvrant, j’en eus la confirmation. Suspendu à une sorte de crochet figurait une peau humaine. Tout un corps fait de peau. Je reconnaissais ses cheveux caractéristiques, la bague à sa main droite, le petit tatouage de chat à son épaule gauche, la tache de naissance sur son ventre… Cette peau, c’était ce qu’elle utilisait pour masquer sa vraie apparence. Je repensais au terme dont on l’avait affublée, et qui était devenue le nom de son commerce, « La Goule de Farrburg », et qu’elle avait trouvée « tellement conforme à son activité », telle qu’elle me l’avait confiée, sans que j’en saisisse le sens. Pensant qu’elle disait ça de manière sarcastique pour se moquer de ceux lui ayant donné son nom, et que c’était dans un but de les narguer qu’elle l’avait adopté.

 

Mais en fait, c’était bien plus qu’une blague lancée par des petits malins qu’elle avait trouvée amusante. C’était ce qu’elle était. J’avais entendu parler de cette race de monstre, hantant les cimetières, se nourrissant de cadavres la nuit. Certaines espèces pouvaient se fondre parmi les humains, en prenant leur apparence, adoptant leur mode de vie, leur culture, quelle qu’elle soit, suivant le pays, la région, la ville. Mais… Mais alors… Si ma grand-mère était bien une vraie goule, ça… ça voulait dire que mes parents… Papa et Maman… Eux aussi étaient des goules ? Du coup, ce que je soupçonnais, comme quoi ils connaissaient le secret de grand-mère prenait tout son sens. Et je me remettais à penser au Maire, les précautions qu’il prenait pour qu’on ne sache pas les origines de la ville… Est-ce qu’il y avait un rapport avec la légende du Rotofen ? Et si cette vieille histoire n’était pas complètement fondée sur l’imaginaire, mais qu’il y avait un fond de vérité ?

 

Liselotte, la fameuse « sorcière » n’était peut-être pas une sorcière justement. Mais une goule se faisant passer pour une sorcière. Une manière de dissimuler sa vraie nature aux yeux des humains. Il était aisé de comprendre que la partie où elle fut contrainte à partir était peut-être vraie en partie. Elle craignait que les enquêtes des hommes d’église finissent par découvrir ce qu’elle était réellement. Et je supposais que toute la partie concernant Saint Martin n’était que pure affabulation, et que le Rotofen a toujours été comme il l’est aujourd’hui. Liselotte, en fuyant, n’a pas été dans la montagne, mais est restée à proximité, posant les bases du futur village de Farrburg. Si ça se trouve…  Mes parents n’ont jamais su trop m’expliquer qui était mon grand-père, disant qu’il était parti il y avait longtemps dans la montagne où il a péri, tué par un animal sauvage, dont on n’a jamais su exactement lequel. Sans doute un ours. Si c’était un mensonge ? Je sentais bien, à chaque fois que je demandais à ma grand-mère qu’elle bifurquait pour parler de lui, elle évitait le sujet habilement, me lançant sur autre chose, comme l’école, mes amis, mes passions…

 

Si le maire était mon grand-père, cachant son appartenance à notre famille de manière volontaire, pour des raisons qui m’échappaient encore, mais forcément dans un but de dissimulation de leur secret. J’étais sous le choc de toutes ces probabilités. A la lumière de tout ça, les fameux analystes mensongers, ne percevaient peut-être pas de pots-de-vin, mais étaient eux-mêmes des goules. Ou alors ça n’était pas sous forme d’argent, mais de corps, de viande à manger. Raison pour laquelle grand-mère conservait autant de corps dans ces congélateurs. Cela aurait pu lui servir de « stock » pour son usage personnel, mais au vu de la quantité, ça m’apparaissait soudainement peu crédible, et il était plus certain qu’ils servaient à fournir ces complices chargés de cacher l’existence des goules à Farrburg… Combien y en avait-il ? Quelques-uns ? La moitié ? Ou bien tout le village ?

 

Cette perspective me terrorisait. Helga… Est-ce qu’elle aussi était une goule ? Est-ce qu’elle aussi m’a menti depuis tout ce temps, et que c’était la raison s’il l’avait choisi comme baby-sitter pour moi ? Et… Pire que tout… Était-je moi-même une goule ?  Non. Si c’était le cas, j’aurais ressenti les goûts de viande, j’aurais découvert ma « peau » artificielle recouvrant mon corps, au gré de mes blessures causées par des chutes à vélo, la brûlure que j’ai eu à mes 6 ans, très profonde, qui aurait révélé mon vrai corps caché dessous. Non, j’étais humaine, j’en étais certaine. Ce qui voulait dire que j’avais été adoptée… Des goules ne peuvent pas mettre au monde une simple humaine, c’est impossible. Je devais servir à donner le change, toujours dans le cadre de la dissimulation de la vraie nature de notre famille auprès de ceux du village n’en faisant pas partie. Ce qui voulait dire que tout le village n’était pas constitué de goules. Il y avait des humains, inconscients que leurs voisins, leurs amis, étaient des monstres se nourrissant de chair. Le commerce de grand-mère était un subterfuge de plus dans leur quête de masquer la réalité aux humains.

 

Avais-je mangé de la viande humaine ? Papa et Maman, en me faisant croire que je mangeais des steaks, des entrecôtes, des faux-filet, ont-ils poussé le vice de leur couverture en me nourrissant de la chair des victimes de cet immense complot ? J’avais envie de vomir à nouveau à cette idée, et je ne pourrais plus jamais voir mon assiette de la même manière après ça. Mais pour l’heure, je devais prendre mon courage à deux mains et absolument nettoyer le sol, nettoyer la preuve que je sais. Je devais profiter de l’absence de grand-mère et du fait qu’elle ignorait que j’étais ici, que j’avais tout découvert, pour effacer toute trace de ma présence. Reprenant mes esprits, je pu agir vite, nettoyant en profondeur, m’appliquant à vérifier que rien ne restait de mon passage, passant des lingettes sur tous les objets que j’avais touché. Les poignées du frigo, des congélateurs, du vestiaire, et des portes. Tout ce qui pouvait trahir le fait que j’étais venue ici. Après ça, la tête pleine d’interrogations sur ce que j’avais vu et conclu dans la maison de grand-mère, je repartais comme j’étais venue.

 

J’eus la chance de ne pas avoir été surprise en partant. Grand-mère devait être fort occupée à dépecer des cadavres frais, dont la chair finirait dans un des congélateurs, ou récolter des os robustes pour ses prochaines œuvres, tout ceci dans le but de les ramener dans son antre. Je repartais vers ma maison. Enfin, la maison de mes parents adoptifs, c’était désormais une évidence que je ne pouvais plus évincer. Les jours qui suivirent, je n’ai pas montré de changement à mon attitude, faisant comme si de rien n’était, mais craignant de voir ma grand-mère me demander si j’étais venu chez elle en son absence, et que j’avais découvert ce que notre « famille » était, son secret, le lien avec le maire, qui ne pouvait être que mon grand-père, ça aussi ça m’apparaissait de plus en plus comme une certitude. Mais il n’en fut rien. J’avais apparemment réussi à bien masquer mon passage, et ça me rassurait.

 

Je n’osais imaginer ce qui m’arriverait s’ils venaient à apprendre que je sais. Je finirais vraisemblablement dans une de leurs assiettes, ou mon corps serait revendu à leurs complices, une autre goule de la ville, pendant que mes os seraient la base des prochaines œuvres de ma grand-mère. Après cet Halloween, je vis dans la peur. La peur que je commette une faute, aussi minime soit-elle, qui leur fassent comprendre que je connais leur secret et celui des fondements même de cette ville. La peur qu’ils découvrent que je sais que Liselotte, la fameuse sorcière à l’origine du mythe expliquant la formation du Rotofen, est ma grand-mère. Je n’ai pas droit à l’erreur. Pour parer à toute éventualité, j’ai écrit ce journal. Je ne sais pas si la personne qui le lira parviendra à croire tout ce que je raconte, mais je vous assure que ce que vous lisez en ce moment n’est pas un délire d’adolescente en mal d’  amour ou une autre connerie du genre. Je vis désormais un cauchemar permanent, et je n’arrive plus à voir les autres habitants du village comme avant, me demandant si eux aussi sont des goules. Des monstruosités se nourrissant de chair humaine.

 

Je me demande si Liselotte, ma grand-mère, est venue dans notre monde un jour d’Halloween, et n’a jamais pu en repartir, car coincée ici. On dit que cette fête réduit la frontière entre les mondes, qu’elle permet à des créatures innommables de venir parmi nous, mais rien n’est dit sur le fait qu’elles peuvent vaquer à leur guise quand elles franchissent la ligne. Mais peut-être ne vaut-il mieux pas savoir. Il y a sans doute des monstres encore pires qui vivent au sein de la race humaine. Soyez méfiants. Ils peuvent être votre voisin, votre ami, votre épouse, vos parents… Je ne sais pas combien de temps je parviendrais à cacher ce que je sais. Considérez ce journal comme mon testament, et si quelqu’un vous dit qu’il a vu un vrai monstre à Halloween, ou à une autre période, ne le regardez pas comme s’il était dérangé. Les monstres existent. Je vis avec plusieurs d’entre eux…

 

Publié par Fabs

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