1 oct. 2020

CAUCHEMAR

 


A peine levé de table, après avoir fini de dîner, et avoir adressé un habituel « Bonne nuit, Maman », Jimmy se dirigeait vers les escaliers menant à sa chambre. Tout en gravissant les marches, il sentait soudainement une angoisse lui monter à la gorge, une peur grandissante, au fur et à mesure qu’il se rapprochait de sa « tanière » comme l’appelait sa mère. Une appellation justifiée du fait du désordre constant qui y régnait, entre vêtements de la veille disposés un peu partout, cartouches de jeux vidéo jonchant le sol, et autres magazines disséminés sur le lit. Le lit. Objet habituellement rectangulaire, et couvert généralement de draps et autres couvertures, conçu pour dormir. Ça c’était la définition qu’on pouvait s’en donner.

 Mais pour Jimmy, c’était plus compliqué. Tout ça depuis qu’il avait lu ce foutu bouquin à la bibliothèque du lycée où il étudiait. Depuis le temps qu’il traînait entre les diverses rangées, c’était la première fois qu’il le voyait. La curiosité l’emportant sur la prudence, il l’avait pris en main, observant sa couverture. De facture rugueuse, et représentant une griffe, qu’on aurait dit d’un animal sorti tout droit de la saga « Harry Potter », le titre était comme écrit à la main, du fait de son lettrage inhabituel pour un livre imprimé. Un titre qui sonnait curieux, d’ailleurs : « Incantamentum Ac Fascinatio ». Du latin, probablement.

Emporté par son élan de curiosité, Jimmy avait ouvert le livre. Etrangement, malgré son titre, l’introduction et les pages suivantes étaient écrites en italien. De plus en plus bizarre. Tous les livres de la bibliothèque sont écrits en français. Comment un livre rédigé en italien pouvait-il s’y trouver ? Qu’importe, après tout. C’était peut-être une nouvelle expérience de la Direction du lycée. Jimmy continuait à tourner les pages, constitués de titres ésotériques comme « Invocation d’un familier » ou encore « Comment dompter un éclair » qu’il avait traduite grâce à son portable et à Google, suivis de « formules », à nouveau écrites en latin. On nageait en pleine fantasy.

 Sans trop savoir pourquoi, Jimmy s’était pris au jeu, en imitant la voix de Dumbledore, et récita une des formules, celle de la page dédiée à « Invocation d’un chien infernal ». Le titre sonnait bien idiot, et il récita la formule, pas trop fort, pour ne pas être entendu, et passer pour plus bizarre qu’il ne l’était : « Venite ad me canis ab inferno. Exponentia tuos perdat, et in inferni voragine mortis ungues tui ». Jimmy attendit plusieurs minutes, mais comme rien de particulier ne se passait, il avait fini par ranger le livre là où il l’avait trouvé en marmonnant un « Complètement idiot, mon pauvre Jimmy. Tu croyais vraiment qu’il allait se passer quelque chose ? »

Mais le soir, au moment du coucher, il sentit comme une atmosphère inhabituelle dans sa chambre. Il lui semblait ressentir un air froid, alors que son thermostat était à la même température que les autres jours. Et cette foutue armoire. Combien de fois il avait dû se lever dans la nuit pour en refermer les portes, qui s’ouvraient dans un grincement agaçant. Et à chaque fermeture, il ressentait une drôle d’impression, qui semblait venir de l’intérieur. Autant il y avait une sensation de froid dans la pièce, autant l’armoire semblait dégager une chaleur intense, comme si un radiateur y était resté allumé. Il avait bien fouillé plusieurs fois toute l’armoire, dans l’espoir de trouver ce qui pouvait être la cause de cela, mais rien.

Il s’était fait à l’idée que la découverte de ce livre avait quelque peu dérangé son cerveau, et que son inconscient essayait de lui faire croire que « l’expérience » avait réussie. Mais on ne voyait ça que dans les mauvais films d’horreur. Là, on était dans la réalité. La magie, qu’elle soit blanche, noire ou du Kilimandjaro, n’existait pas.

Cependant, le lendemain, la même sensation l’avait envahi en pénétrant dans sa chambre. Le froid ressenti semblait plus présent. Les ouvertures de l’armoire plus nombreuses. Un étrange ressentiment de peur avait commencé à l’envahir. « C’est idiot. De quoi je devrais avoir peur ? D’un vieux livre bizarre ? Tu es vraiment stupide, mon pauvre Jimmy ». Mais il avait beau tenter de se rassurer, l’ambiance oppressante qui avait envahi la pièce était toujours là. Finalement, il avait réussi à dormir une heure, pas plus.

Alors, ce matin, il avait fait des recherches poussées sur Internet, pour trouver l’origine du livre. Il se souvenait qu’il n’y avait aucun auteur indiqué sur ce dernier, ni sur la couverture, ni sur la tranche. Après quelques temps, Jimmy trouva bien un indice, mais qui accentuait encore plus l’atmosphère pesante de la situation. Sur le web, en tapant le titre du livre, il était indiqué qu’il s’agissait d’un livre de rituels et d’invocations datant du XVIème siècle et écrit par une des sorcières condamnée par le procès de Triora, en Italie. Ça n’avait aucun sens. Comment un livre écrit en Italie, comportant des pages en latin, avait pu se retrouver dans son lycée ? Submergé de questions pendant toute la journée, Jimmy, à la fin des cours, s’était rendu en salle des professeurs, pour demander conseil à Carla, sa prof de littérature ancienne. Sachant ses connaissances, il pensait qu’elle pourrait peut-être lui en dire plus sur le procès de Triora et sur l’« Incantamentum Ac Fascinatio ». Après lui avoir exposé les faits, Carla lui expliqua l’histoire du procès de Triora.

Triora était un village fortifié du nord de la Ligurie, près de SanRemo, et non loin du col de Tende. A la fin du XVIème siècle, le village dût faire face à une famine importante, malgré ses affaires florissantes. Deux grandes familles, les Borelli et les Faraldi , se partageaient le monopole de l’économie locale. Les Borelli, des propriétaires terriens avaient dans ses rangs Franchetta, une jeune fille, considérée comme serviable par tous, mais qui suscitait la jalousie de certains à cause de sa richesse et de ses nombreuses relations. Elle fut accusée de sorcellerie, tout comme un autre membre de la famille, soupçonné de conspiration en utilisant des pratiques de sorcier. Chez les Faraldi, c’est un chanoine, dénoncé comme faux-monnayeur et alchimiste. Ce dernier parvint à s’enfuir, mais fut condamné par contumace par un tribunal dont le président, appartenant à une troisième famille importante, avait vu son parent, le prévôt de la ville, assassiné par un membre de la famille du chanoine. Les deux familles étaient soupçonnées de spéculer sur les denrées alimentaires de la région, en les bloquant dans leurs magasins pour les revendre aux plus offrants, provoquant la famine qui accablaient les habitants de Triora et ses alentours. La misère des habitants leur fit attribuer leur condition à des sorciers, protégés par les deux familles, expliquant, selon la croyance populaire, leur richesse. Le conseil des Anciens du village demanda donc l’aide d’un inquisiteur, qui, après enquête, interrogea près de 200 personnes sous la torture, des femmes pour la plupart. L’une d’entre elles, une enfant de 13 ans, sans doute espérant obtenir une clémence, avoua être une sorcière, et donna le nom d’autres femmes, connues pour être des guérisseuses, qui furent emprisonnées et torturées, certaines succombant à leur interrogatoire. Il resta 13 femmes et 1 homme qui furent jugés par un commissaire, spécialiste de la « chasse aux sorcières », Giulio Scribani, qui avait bâti sa carrière sur cette « mission ». Au final, c’est plusieurs centaines de personnes qui furent brûlées ou décédées lors des « questions ». Cependant, le Saint-Siège, excédé par les « méthodes » de Scribani fit faire une contre-enquête, et révéla les manipulations de ce dernier, dans le seul but de se faire un nom plus conséquent. Il fut excommunié, et finit sa vie dans la folie, ne comprenant pas où il avait pu faire une erreur dans son jugement. On raconte aussi que l’une d’entre elles, écrivit un livre «sacré » pour les sorcières, et confisqué par Scribani. Après que ce dernier fut relevé de ses fonctions, le livre disparut.

Toutes ces révélations accentuèrent encore plus la sensation de malaise chez Jimmy, persuadé qu’il avait bien lu ce fameux « livre sacré ». Mais quand il avait voulu prouver ses dires à Carla, en voulant le lui montrer, le livre avait disparu de la bibliothèque, comme si, une fois sa « mission » accomplie, il avait été déplacé pour une autre supposée victime. Car Carla lui expliqua aussi, que selon la légende, toute personne qui réalise une invocation grâce au livre, sans apposer une « marque de sang » sur la page de la dite invocation, se verrait poursuivre par la créature invoquée.

C’était donc maintenant le troisième soir depuis l’invocation malencontreuse. Jimmy se sentait de plus en plus mal, depuis les révélations obtenues le matin même. Ne parvenant pas, une fois de plus, à trouver le sommeil, il essayait de se persuader que ce n’était que le fruit de son imagination, et que tout redeviendrait normal, une fois que son esprit se serait convaincu du côté infondé de ces angoisses.

Cependant, en pleine nuit, il se rendit compte, que le froid qu’il avait ressenti ces 3 derniers jours avaient disparus. Jimmy se sentit soudain un peu soulagé. Finalement, il semblerait que c’était bien son imagination débordante qui lui avait fait apparaître réel ces « sensations ». Plus détendu, il se rallongea, et se surprit à parvenir à trouver le sommeil. Il commençait à somnoler quand soudain, la porte de son armoire s’ouvrit d’un coup, et une forte chaleur s’en échappa pour inonder toute la pièce. N’osant sortir du lit, Jimmy ne savait plus quoi penser. Que faire ? Sortir de la chambre, et réveiller sa mère, quitte à passer pour un fou, prompt à vouloir rendre réel des affabulations ? Ou bien s’approcher de cette armoire, afin de se persuader, une fois pour toutes que tout n’était qu’illusion créée par son esprit ?

Jimmy choisit d’affronter sa peur, se leva et s’approcha lentement de l’armoire d’où semblait sortir cette chaleur, de plus en plus suffocante. Posté devant cette dernière, et équipé d’un lampe de poche, qu’il avait pris dans son euble de chevet, il inspecta le contenu de l’armoire en détail. Rien. Il avait scruté l’intérieur au moins 4 fois, et aucune trace suspecte d’une quelconque créature. Rassuré, se tapant la tête avec sa lampe, en s’auto-insultant d’avoir pu croire au pouvoir magique ce livre, il fit volte-face, et se dirigea vers son lit, bien décidé cette fois à goûter à une vraie nuit de sommeil.

Mais, au moment où il allait plonger dans les bras de Morphée, en se glissant sous ses draps, un rugissement terrible sortit de l’armoire, et il eut à peine le temps de se retourner pour voir une vision de cauchemar : un animal, qui avait l’apparence d’un chien, mais complètement décharné, et de la taille d’un tigre, d’où s’échappait sur le dos, des flammes bleues, s’abattit sur lui, l’attrapant par le bras. La douleur fut terrible, comme si son bras tout entier avait plongé dans un brasier incandescent, mais, sans pouvoir l’expliquer, il ne parvenait pas à sortir le moindre son de sa gorge. L’animal, le tira en direction de l’armoire avec une brutalité sans commune mesure. Il avait beau tenter de se débattre, il ne pouvait rien contre cette force irréelle qui l’entraînait inexorablement. Quand il parvint enfin à proférer un son, il était trop tard : le « chien de l’enfer » l’avait déjà fait passer le seuil de l’entrée de l’armoire, dont les portes se refermèrent avec fracas, étouffant du même coup ses cris enfin retrouvés. Au bout de quelques minutes, la chaleur qui envahissait la pièce auparavant avait complètement disparu, et il ne restait plus aucune trace d’une quelconque lutte, si ce n’est la lampe de Jimmy, resté allumée, qui s’était postée devant l’armoire, comme dernier témoin de la scène qui venait de se jouer.

Au même moment, dans la chambre éclairée d’une petite maison du centre-ville, une main refermait un livre ancien à la couverture étrange sur un petit bureau peint en noir. Rangeant le livre  sur une étagère, une silhouette se dessinait sur le miroir à proximité du bureau. C’était Carla, le professeur de Jimmy. Comme s’adressant à la surface réfléchissante, elle proféra ces mots, avant d’éteindre les lumières :

« Bienvenue en enfer, ta nouvelle demeure, Jimmy. Tu viens d’apprendre, un peu tard, que la curiosité est un bien vilain défaut ».

 

Publié par Fabs

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