1 oct. 2020

L'AUTO-STOPPEUR

 


 

Le paysage défilait devant ses yeux comme des lignes éparses et vides, un horizon disparate auquel il ne prêtait plus attention depuis déjà plusieurs kilomètres. Tout juste si ses pupilles avaient le temps de distinguer la moindre couleur des différentes formes qui faisaient valser poussières et fragments d’asphalte de cette route qui n’avait pas vue une équipe de maintenance depuis déjà des lustres. Même les panneaux indicateurs n’avaient pas le temps d’afficher leurs lettres imprimées en capitales, qu’il les avait aussitôt dépassés. Même chose pour les bordures de la route, parsemées de forêts luxuriantes où on devinait, avec un peu d’imagination, les gambades folles des écureuils montant sur les chênes centenaires, pas encore souillés par la civilisation. Elles figuraient pourtant parmi les plus populaires du site le plus en vue du territoire, décrites comme les rares lieux où la nature n’avait aucun maître, et affichait une variété innombrable de plantes de toute sortes. Mais cela lui importait peu. Seul comptait pour lui de rejoindre L.A. dans les délais qu’il s’était imposé. Il avait déjà dû accuser un retard de plusieurs minutes, à cause de ce foutu embouteillage à la sortie de la ville précédente, la faute à un carambolage entre 2 abrutis épris de vitesse.

En tout cas, c’est ce qu’il avait entendu à la radio qui avait énoncé les faits. Mais ça aussi, il s’en foutait. Ce n’est pas qu’il avait vraiment l’obligation d’arriver à une heure précise. De toute façon, l’exactitude n’avait jamais été son fort. C’est d’ailleurs à cause de cette « habitude » qu’il n’avait jamais pu tenir un boulot plus de 3 semaines d’affilée. Pour le dernier, il avait réalisé l’exploit d’être viré au bout de seulement 2 jours. Il l’avait même noté dans son agenda. Pas par fierté. Simplement que ça l’amusait de noter une stupidité. Un conseil de son psy. Pour calmer ses sautes d’humeur, il fallait respirer un bon coup, et vider son esprit. Ça a l’air simple, dit comme ça, mais lui, il n’avait jamais réussi. Alors le psy lui avait conseillé de changer d’air, pour oublier les visages de ceux qui le mettaient dans un état de nerf pas possible, et de noter tout ce qui lui passait par la tête. Même les idées les plus saugrenues. C’est ce qu’il avait fait. Du coup, depuis qu’il avait quitté son cabinet, il y a une semaine de ça, il avait griffonné pas moins de 5 pages. C’était con, mais ça marchait plutôt pas mal en fait. Il était plus calme.

Même quand cet abruti de chef d’équipe l’avait enguirlandé pour être arrivé avec 1 heure de retard le deuxième jour d’affilée, il était resté zen. C’est peut-être ça qui avait énervé cette enflure. Il était pas zen, lui. Il connaissait pas la méthode. Ça aurait été pas mal de lui apprendre, mais vu comme il gueulait, impossible d’en placer une. Alors, Matt, comme un prince, il l’a fermé, et il est parti. Tranquillement. En prenant même pas la peine de lever les pieds. Du coup, vu que le sol était en lino ciré, ça provoquait des couinements. Et ça énervait l’autre con encore plus. Mais Matt s’en était foutu royalement. L’habitude d’être viré, sans doute.

 Et puis, une idée saugrenue en amenant une autre, et vu que le psy le lui avait conseillé, il s’était dit que ça serait pas mal d’aller à L.A. Pourquoi ? Matt n’en savait rien. L’instinct. Un petit quelque chose qui lui disait qu’il devait s’y rendre. De toute façon, Matt commençait à être un peu trop connu, ici, à Cleveland. Faut dire que Matt trempait dans des histoires un peu sordides, en dehors de ses courts boulots. D’ailleurs, ces derniers, c’était pour donner le change. Sûrement pour ça qu’il s’en foutait. Et ces derniers temps, il avait un peu « dépassé les bornes ». C’est ce que lui avait dit ses patrons. Il en avait un peu marre de ses débordements. C’était facile pour eux de dire ça. Eux, ils avaient juste à attendre que Matt leur ramène ce qu’ils demandaient. Ils se salissaient pas. Ils ne savaient même pas ce que ça voulait dire transpirer. Enfin bref, à cause de toute cette merde, Matt s’était dit que changer d’air, c’était ce qu’il pouvait faire de mieux.

Voilà pourquoi il se trouvait sur cette nationale pourrie, où les trous étaient plus nombreux que les grammes de goudron. Matt s’était dit que ça serait pas mal d’arriver avant la nuit. Pas qu’il avait peur de l’obscurité. Au contraire. Il avait toujours été un noctambule. C’était même le cœur de son métier à Cleveland. C’était aussi une nécessité. Mais ça, ça faisait partie de sa nature. C’est à cause de cette même nature qu’on l’avait approché, et qu’on lui avait donné ce boulot un peu particulier. Mais Matt y avait trouvé son avantage. Alors, pas question de rechigner. Au début, le Boss était plutôt content du travail de Matt. Mais au bout de quelques semaines, il avait trouvé que Matt était un peu trop gourmand. Les infos du coin en parlaient un peu trop, et les flics eux-mêmes devenaient plus méticuleux. Ça rendait difficile le business. Mais Matt, c’était plus fort que lui. Alors, le Boss, il est devenu vraiment nerveux. Même s’il avait plusieurs ripoux à son compte, ça devenait vraiment compliqué. A cause de Matt. Mais bon, c’était derrière, tout ça. Ce qui comptait maintenant pour Matt, c’était d’arriver à bon port, et si possible avant la nuit. Parce que la nuit, elle avait tendance à réveiller ses instincts, disons, un peu à part. Ça s’explique pas. Matt, il avait toujours eu du mal à se contrôler à ce niveau-là. Comme si la lune l’influençait. Il l’aimait bien la lune. La nuit, parfois, il l’observait, ça l’apaisait. Mais aujourd’hui, il préfèrerait l’observer quand il serait arrivé.

Un peu obnubilé par tout ça, Matt se secoua la tête, comme pour se réinitialiser. C’était comme ça que le psy disait. Pour remettre en place le disque dur du cerveau. Même si pour Matt, sa partie la plus dure, c’était ses poings. Son outil de travail. Mais ça, c’était avant. Et puis, c’est là qu’il l’a aperçu. L’auto-stoppeur. Scotché sur le bord de la route, comme un piquet qu’on aurait oublié de déterrer, le teint blafard. On aurait dit un cachet d’aspirine qui aurait passé la date de prescription. Matt l’avait vu de loin. Au début, il est passé devant, presque sans ralentir. Et puis, au bout de quelques secondes, en le voyant dans le rétro, avec son air de malheureux, Matt a eu comme un semblant de pitié. Il savait bien qu’il voulait pas perdre de temps pour rejoindre sa destination, mais en même temps, il se disait qu’avec un peu de compagnie, ça serait pas mal. Une manière de rompre la solitude, comme on disait. Alors, ni une, ni deux, Matt à viré à sec sur la route, et est revenu là où il avait vu l’aspirine. Il avait pas bougé. Comme s’il l’attendait. Matt s’est posté à côté de lui, a ouvert la vitre et lui a proposé de monter. Il s’est pas fait prier le bougre. Trop content, apparemment, de plus valdinguer avec ses groles.

Il était pas trop causant au début, c’était Matt qui faisait le plus gros de la conversation. Tout juste s’il a appris que le gars venait de Pittsburgh. Et puis, à force, il s’est un peu décontracté. Il a dit à Matt qu’il s’était fait larguer par sa copine. Mais vraiment fait larguer. Foutu dehors de leur apart, la valise par la fenêtre. Bon, c’est vrai qu’il l’avait peut-être un peu cherché. Le type lui a dit qu’il avait « un peu trompé » sa moitié. Avec la sœur de cette dernière. Du coup, elle a pété un plomb. Elle l’a découvert, parce qu’il lui avait dit un soir, qu’il était au bar avec ses potes. Mais comme elle avait tendance à être un peu jalouse, elle avait voulu vérifier avec l’appli de géolocalisation de son mobile. Et l’appli indiquait qu’il était chez sa sœur. Et comme elle savait que cette dernière avait des vues sur lui depuis déjà un moment, même si elle disait le contraire, elle a tilté direct. Le soir, quand il est revenu, ça a été la fête à la maison, mais pas dans le bon sens. En plus de ça, comme sa meuf était une influenceuse très connue dans la ville, elle a eu vite fait de lui tailler un costard d’envergure dans toute la ville. Du coup, il a pas eu d’autre choix de se tirer, s’il voulait espérer vivre.

En tout cas, c’est l’histoire qu’il avait raconté à Matt. Bon, lui, il était pas curieux de nature, alors il a bien voulu le croire. Mais y’avait des trucs qui collaient pas. Déjà, le gars, il disait qu’il s’appelait Steven. Mais il portait une montre plutôt chic avec les initiales C.R. ça correspondait pas vraiment. Ensuite, il a dit à Matt que c’était un mec plutôt tranquille, et qu’il avait jamais touché à la poudre. Mais son bras droit était parsemé de traces de piquouse.

Et y’avait plein de petits détails comme ça qui faisait penser à Matt que Steven n’était pas celui qu’il disait être, et qu’il aurait peut-être mieux fait de le laisser là où il était. Mais bon, si Steven voulait cacher certains trucs, il avait peut-être ses raisons. Après tout, il connaissait pas Matt, et il avait sans doute pas envie de dévoiler sa vraie identité à un inconnu. Dans un sens, Matt pouvait pas lui en vouloir à ce niveau-là. A sa place, il aurait sans doute fait la même chose. Alors, Matt, il a laissé couler, et ils ont continué à discuter de tout et de rien. Surtout de rien. Mais c’était cool. Même si Steven était un sacré menteur, il avait le rire facile, et ça détendait l’atmosphère. Et puis, la radio a annoncé un bulletin un peu particulier. La police recherchait un type qui avait tué une gonzesse. Enfin, pour être précis, il l’avait trouvé vidé de son sang. Blanche comme de la craie qu’elle était. Plutôt bizarre. On aurait cru qu’il parlait d’un épisode de Supernatural. Mais c’était pas tout. Le meurtre s’était déroulé à Pittsburgh. Troublant comme coïncidence. Pour finir, le suspect numéro 1, son amant d’un soir, vu la description que la police donnait, c’était pile poil celle de Steven.

Là, Matt, il n’en menait pas large. Il se disait qu’il avait déjà fait des conneries, mais prendre à bord de sa caisse un meurtrier (car c’était tellement évident pour Matt qu’il n’y avait pas d’autre explication possible), c’était une première dans l’échelle de son karma. Et pour parfaire le tableau, Steven sentait bien qu’un malaise s’était installé. Il disait rien, mais ses doigts battait la mesure sur son pantalon, et il transpirait tellement qu’on aurait presque dit une version miniature des chutes du Niagara. Matt avait comme qui dirait perdu sa voix. Il savait plus quoi dire. Il s’est passé encore quelques kilomètres dans cette ambiance merdique sans que rien se passe.

 Et puis, à un moment, Matt a voulu prendre ses clopes dans la veste intérieure de son blouson. L’autre Steven, il a du croire que Matt sortait une arme, il a paniqué grave. Et là, c’était X-files en direct. Steven a complètement changé de visage. Ses veines sont devenues apparentes, l’orbite de ses yeux semblaient s’enfoncer en profondeur, et surtout il a ouvert une grande bouche, avec deux canines proéminentes et pointues comme des rasoirs, et visant le cou de Matt. Sur le coup de la panique, Matt a essayé de virer la bagnole dans tous les sens, histoire de déstabiliser la gargouille blanche à côté de lui, sauf que lui, il se sentait pas du tout le nouveau capitaine Achab, et il avait pas de harpon pour calmer les ardeurs de la bestiole qui avait remplacée Steven. Après plusieurs embardées, la bagnole a fini par s’encastrer dans un arbre. Il s’en est suivi un long silence, et puis soudain, le sang a giclé sur les vitres et le pare-brise avec au même moment un grand cri de douleur. Ca a duré plusieurs secondes. Et là, d’un seul coup, il y a eu comme des bruits de mastication. Comme si on dégustait un steak  ou un hamburger à McDo. Presque une heure comme ça.

Soudain, après ça, Matt est ressorti de la voiture, maculé de sang des pieds à la tête. On aurait cru qu’il ressortait du tournage d’un remake de « Carrie au bal du diable », et il a dit un truc vraiment barré :

« Foutu vampire. Il m’a fait perdre un temps pas possible. Dire que j’étais presque arrivé à destination. »

Là, il a regardé sa tenue, et il avait l’air en pétard.

« Et merde. Heureusement que j’ai une tenue de rechange dans le coffre. »

Alors, il s’est dirigé vers le coffre de la voiture, et il en a sorti une valise. Dedans, il y avait un jean, une chemise et des godasses, parfaitement rangées. Il s’est changé, il a pris son paquet de clopes, et il s’en est grillé une. Avant de partir, il a dit :

« Bon. Je vais devoir faire le reste à pied. Salut, Los Angeles. La cité des Anges, hein ? Bientôt, on va devoir la renommer. On l’appellera la cité de la Goule. »

« Et là, il est parti vers la ville. C’est là que la batterie des 2 caméras camouflées dans et à l’extérieur de la voiture ont lâchées. Je sais pas où il est parti exactement. »

« C’est pas grave, Herbert. Vous nous avez déjà beaucoup aidé. Même si vous étiez pas obligé de nous raconter ça en mode roman. Je suis pas sûr de croire à tous les détails de cette histoire, mais il s’agit quand même d’un meurtre, alors on va rechercher cette voiture, et on va lancer un avis de recherche avec le signalement que vous nous avez donné. Dommage que vous n’ayez pas pu récupérer les images. Mais bon, on peut pas tout avoir. Vous pouvez repartir. Et encore merci d’avoir fait le voyage de Cleveland pour nous confier tout ça. Riche idée aussi d’avoir donné une voiture munie de ces caméras à votre ami Matt. »

« De rien. Je suis toujours prêt à aider la police. Et Matt, ou quelle que soit le monstre qu’il est, doit être arrêté le plus vite avant qu’il fasse d’autres victimes. »

« Ce sera fait. N’en doutez pas. Au revoir, Herbert. »

Herbert sortit du commissariat, avec un air angoissé. Il fit quelques mètres, tout en gardant les mains dans les poches, et puis bifurqua d’un coup dans une petite ruelle avoisinante. Il se plongea petit à petit dans l’obscurité, parsemé par le silence autour de lui. Puis, une fois assuré que personne ne l’avait suivi, ni même vu,  Il sortit son portable de la  poche de son complet veston et composa un numéro. Presque aussitôt, son correspondant répondit.

« Salut, Chad. C’est moi, Vince. C’est bon. J’ai tout arrangé. Ils ont tout gobé. Non. Pense-tu. Tu sais bien que le meilleur moyen de mentir, c'est de dire une partie de la vérité. La bêtise humaine fait le reste. Mais la prochaine fois, que tu veux te taper un casse-croûte sur le chemin, préviens-moi plus tôt. C’était limite cette fois. Heureusement que tu avais pris la caisse avec les caméras. Ca va permettre de concorder avec la fable que j’ai racontée. Bon. On se retrouve comme prévu au « Sniper’s », pour la réunion prévue. Ouais. C’est ça. A ce soir. »

L’homme rangea son portable dans la poche d’où il l’avait sorti, et, observant devant lui, il se mit à murmurer :

« Tremble, Los Angeles. Après la réunion de ce soir, dans les jours qui viennent, tu vas découvrir notre existence. Et tu deviendras le plus grand garde-manger que la Confrérie des Goules ait pu avoir de son histoire. Fini de nous cacher. Terminé le règne des Hommes. D’ici quelque temps, le règne des Goules commencera. »

Ses yeux, qui était devenus rouge vif, redevinrent peu à peu normaux, et il reprit sa marche sur l’asphalte de la ville.

 

Publié par Fabs

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