1 oct. 2020

PARANOÏA

 

 


La journée s'était terminée aussi bien qu'elle avait commencée pour le docteur Reinhardt : juste ce qu'il faut de clients, beaucoup de repos. Le genre de journée qui vous fait aimer votre métier, se disait-il intérieurement, même quand on est au seuil d'ajouter encore un an de labeur dans la branche qu'on a choisi. Il ne pouvait prétendre à la retraite que dans 3 ans, mais il ne comptait pas pour autant les jours, comme d'autres collègues. Reinhardt était médecin. Et fier de l'être. La médecine était plus qu'un métier pour lui, c'était une passion, et il ne cachait jamais sa joie de l'exercer. Ce qui ne l'empêchait pas d'attendre la fin de la journée avec une certaine impatience. L'âge a ses raisons, et Reinhardt n'y faisait pas exception.

Alors qu'il venait de donner congé à sa secrétaire, il perçut un étrange bruit provenant de l'escalier, dans l'immeuble qu'il partageait avec d'autres sociétés, où se situait son cabinet. Plutôt inhabituel à cette heure de la journée, si calme d'habitude. Le bruit semblait se rapprocher, de plus en plus, petit à petit. Cela ressemblait à une personne qui titube, comme saoule, et qui se cogne à la rambarde à chaque pas. Mais de manière rapide. Peut-être un ivrogne affolé d'avoir vu un éléphant rose plus gros que ce qu'il voit d'habitude.

Inquiet de ce remue-ménage auquel il n'était pas habitué, le docteur commençait à se lever, désireux de savoir ce qui provoquait tout cela. C'est alors que quelqu'un se mit à tambouriner, avec une force incroyable, la porte de son cabinet. Qui pouvait venir à cette heure ? Les heures de fermeture étaient pourtant clairement indiquées sur sa plaque, en bas de la tour. Seul un étranger à la petite ville, où il officiait comme seul praticien, pouvait se permettre de frapper à la porte d'un cabinet médical à 19 heures !

Puis, alors qu'il était prêt à demander qui était là, la voix d'une personne qui semblait affolée se fit entendre. Ses propos semblaient plutôt incongrus, voire même carrément bizarre :

" Je vous en prie ! Ouvrez-moi ! Ils me suivent ! Ils sont là ! Ils me traquent ! Je ne pourrais pas leur échapper longtemps si vous ne m'ouvrez pas !"

Intrigué par ces paroles au bord du désespoir, Reinhardt ne savait que faire. Et si c'était un fou échappé d'un asile proche ? La radio avait lancée un appel dans la journée, pendant qu'il auscultait une patiente. Car c'était une particularité qui le distinguait de ses collègues. Reinhardt aimait s'occuper de ses patients en musique. Du jazz. Uniquement. C'est pourquoi il était "branché" en permanence sur la seule station en diffusant en continuité.

Quand on lui demandait pourquoi cette musique, il répondait que c'était la seule qui lui permettait d'anticiper le stress de la journée. En l'écoutant, il lui semblait libérer son esprit, et oublier tout ce qui pouvait l'empêcher de se consacrer entièrement à ses patients. Il aimait dire que le jazz ouvrait son âme aux autres. Pour lui, c'était une musique presque divine, qu'il ne se lassait pas d'écouter. Il aimait parler des grands jazzmen pendant ses visites, et il aimait voir le sourire de ses patients quand il en parlait. Voir un médecin qui a toujours l'air heureux leur faisait presque oublier pourquoi ils étaient venus. Ils avaient même l'impression de guérir, le temps de quelques secondes. Ils en oubliaient les douleurs qui leur donnaient le martyr avant d'entrer dans le cabinet.

Quoi qu'il en soit, la station diffusait aussi régulièrement des petits bulletins d'infos locales. C'est lors de l'une d'elles que Reinhardt avait entendu parler de cette évasion. Ce n'était pas à prendre à la légère. Cependant, derrière la porte, la voix insistait :

"Vous voulez donc ma mort ? Je sais que vous êtes là ! Je vois de la lumière sous votre porte ! Ouvrez-moi si vous ne voulez pas avoir une mort à votre conscience !"

Ces paroles sonnaient comme un défi à Reinhardt. Lui, un médecin dans le cœur, comme dans l'âme, ne pouvait décemment pas prendre le risque de laisser un homme, peut-être mourant, agoniser devant sa porte. Ce serait plus que criminel à ses yeux, lui qui voue sa vie, à chaque instant, à guérir, sinon abréger chaque souffrance. C'est pourquoi son âme de médecin, associé à un zeste de curiosité, prit l'avantage sur la prudence, et il se retira bien vite de son siège, afin d'aller ouvrir la porte au malheureux qui semblait terrorisé.

Cela ne lui prit que quelques secondes, mais il lui semblait, comme probablement à l'inconnu derrière la porte, qu'il s'agissait d'une éternité. A peine avait-il ouvert que l'homme se rua à l'intérieur, et se mit à crier :

"Vite ! Fermez la porte, ou ils vont me suivre !"

Reinhardt referma bien vite derrière lui, tout en regardant quel phénomène humain venait d'entrer. L'homme ne tenait pas en place, tournant de long en large, marchant du mur au bureau. Ses yeux bleus semblaient fonctionner dans le vide, comme si rien autour de lui n'était capté par son regard. Il était habillé d'un complet veston, semblable à ceux que portent les hommes d'affaires ou les VRP. Mais, l'homme présent dans la pièce n'avait rien de quelqu'un comme ça : le complet était en lambeaux, comme déchiré par les griffes d'un animal. Ses chaussures semblaient s'être volatilisées par le contact avec quelque produit chimique. On ne pouvait presque plus différencier cet homme d'une bête sauvage revenant d'un combat pour sauver son territoire. Mais, fait encore plus troublant, l'homme n'avait plus dit un seul mot depuis qu'il était entré. Et c'est avec le plus grand naturel du monde que le docteur décida de rompre le silence.

"Mais enfin, que vous est-il arrivé ? Une agression, peut-être ? Ou..."

L'homme ne lui permit pas de finir sa phrase, et commença à s'expliquer :

"Détrompez-vous, doc. Je ne suis pas un criminel, et encore moins un évadé en fuite, comme vous avez dû sûrement le penser en voyant mon état."

Se retournant vers Reinhardt, l'homme continua :

"Ne faites pas cette tête, doc. Moi aussi, il m'arrive d'écouter la radio. Du moins, quand leur "voix" ne s'interpose pas dans les bulletins."

Voyant que le docteur voulait s'interposer dans ses propos, l'homme fit un geste, comme pour signifier de ne pas l'interrompre.

"Doc. Ecoutez-moi. Je vous en conjure. Tel que vous me voyez, je suis bien un homme en fuite. Mais ce que je fuis est bien plus terrifiant que tout ce que vous n'oseriez jamais imaginer. Plus terrible que la Mort elle-même. Croyez-moi, doc. Je sais de quoi je parle."

Reinhardt le regardait et semblait ne pas comprendre. Les propos étalés par l'inconnu ne signifiait pas grand-chose pour un homme de science comme lui.

Mais ce cas l'intéressait cependant au plus haut point, même si la psychanalyse n'était pas sa tasse de thé. Il voulait malgré tout en savoir plus, et reprit :

"Que voulez-vous dire ? Je ne comprends rien à vos élucubrations. Et puis, je ne sais même pas votre nom"

L'homme le regarda, et un sourire forcé se mit à se dessiner sur son visage. Un de ces sourires que font les condamnés, quand on leur demande ce qui leur ferait plaisir, avant de passer à l'échafaud. Il secoua la tête, en émettant un petit rire amusé, avant de répliquer :

"Vous avez raison, doc. Je suis un vrai sans-gêne. Mon nom est Riggs. Joss Riggs. Même si je suis pas sûr que mon nom vous apportera plus d'éclaircissement sur mon histoire. Quand à mes "élucubrations", comme vous dites, sachez que j'aimerais bien qu'il en soit ainsi. Que tout ce cauchemar ne soit qu'un mauvais et stupide rêve. Mais ce n'est pas le cas. Malheureusement. Et je vous prie de croire que je suis bien le premier à le regretter, doc."

Reinhardt le regardait à nouveau. Il lui semblait ne plus reconnaître la personne terrorisée qui était entré en trombe dans son bureau, il y a seulement quelques instants. Etait-ce sa présence ? Son simple statut rassurant de médecin ? Ou peut-être encore le fait qu'il daigne l'écouter ? Il l'ignorait. Une chose était sûre : maintenant, l'homme, qui répondait au nom de Riggs (mais était-ce là son vrai nom ?) semblait plus à l'aise, plus détendu. Mais le mystère sur sa venue ici résonnait toujours dans la tête du bon docteur.

"Ce n'est pas pour me répéter, mais j'ignore toujours pourquoi vous êtes venu, Mr. Riggs. M'avez-vous choisi, ou dois-je cette agréable visite au plus pur fruit du hasard ? De plus, si vous voulez une quelconque aide, je ne vois pas comment je pourrais vous l'apporter, si vous ne me dites rien à votre sujet, et sur votre histoire de martiens qui vous poursuivent afin de vous dévorer"

Riggs éclata de rire. Ce qui fit beaucoup plaisir à Reinhardt, car c'était le but recherché dans son esprit : détendre l'atmosphère. Et peut-être décider son mystérieux visiteur à dévoiler l'énigme de sa visite. Alors que Riggs essuyait les larmes de rire qui coulait sur ses joues, le docteur l'observait plus en détail.

C'est ainsi qu'il put apercevoir une sorte de marque en forme de triangle sur le cou de Riggs. Mais ce n'était pas un tatouage, encore moins un dessin tracé au stylo, mais plutôt une marque profonde, rentrant dans la chair, comme marquée au fer rouge. Riggs le surprit à l'observer, et son sourire disparut. Reinhardt tenta de porter son regard ailleurs.

"Ne vous détournez pas, doc. Vous vous demandez ce qu'est cette marque, n'est-ce-pas ?"

Reinhardt ne savait comment s'excuser de l'avoir dévisagé, et cherchait une parade.

"N...Non. Pas du tout. Je me demandais seulement..."

"Si je pouvais appartenir à une des sectes qui infestent la région, pas vrai ?"

Le docteur voulait éclipser la question, conscient d'avoir vexé son visiteur, mais en vain. Celui-ci reprenait :

"Vous avez raison. Et vous avez tort. J'appartiens bien, d'une certaine manière à une secte. Mais pas au sens où vous l'entendez. Je crois que vos collègues du parapsychique appellerait plutôt ça un "culte" ".

Offensé, Reinhardt rétorqua :

"Ces soi-disant "scientifiques" ne sont pas mes collègues. Je vous interdis de m'associer à ces diseurs de bonne aventure, qui n'ont jamais pu, depuis les siècles qu'ils officient, prouver la moindre parcelle de ce qu'ils avançaient, si ce n'est en trafiquant des témoignages plus que suspects."

Riggs le regardait, amusé, mais gêné également d'avoir fait du tort à son confident.

"Ne vous énervez pas, doc. Je voulais pas vous chahuter. C'était une remarque idiote. Excusez-moi."

Reinhardt le regardait et sentait que ses propos étaient sincères. Ce qui rendait l'homme encore plus troublant.

"Quoi qu'il en soit, et malgré vos convictions, que je respecte, sachez-le doc, il est parfois utile d'écouter ces "cartomanciens". Mais je vois que je vous mets dans le doute. Vous devez vous dire : "mais qu'est-ce qu'il raconte, cet énergumène ?", et je ne vous donne pas tort. Je penserais la même chose, si j'avais été à votre place, et s'il ne m'était pas arrivé tous ces évènements. "

"Mais vous ne l'êtes pas !"

"A quoi ?"

"A ma place. Puisque c'est moi qui porte la blouse de docteur, et pas le contraire" dit le docteur, en ne pouvant cacher un petit sourire, ce dont s'aperçut Riggs

"C'est vrai, doc" répondit-il en souriant.

Après un léger "silence" de quelques secondes, il reprit :

"Vous savez, doc, je vous aime bien. Vous êtes un marrant. Et ce n'est pas un compliment que je vous fais. Plus je vous parle, plus je me dis que j'ai drôlement bien fait de vous choisir pour raconter mon histoire."

"Votre histoire ?" semblait s'interroger le docteur.

"Oui. Je crois que nous avons suffisamment pavassé, doc. Maintenant, je crois qu'il est grand temps que je vous explique ma venue. Je sais que vous en crevez d'envie, comme tout médecin qui se respecte".

Reinhardt voulut intervenir, mais Riggs l'en empêcha.

"Non, doc. Ne dites pas le contraire. Vous changeriez mes opinions sur votre franchise. Je ne vous connais pas depuis très longtemps, mais ce temps m'a suffi à connaître votre personnalité. Et moi aussi, je veux être franc avec vous, doc. Alors, maintenant, je vais vous raconter toute l'"affaire". Comme ça, au moins, on sera deux à la connaître, et je crois que ça sera pas de trop pour affronter la horde qui veut ma peau."

Reinhardt voulut intervenir à nouveau, mais un geste de la main de Riggs l'en dissuada.

"Tout a commencé il y a de ça 2 mois. Je travaillais dans une société de courtage. Une petite, discrète. Du genre qui se fond tellement dans la masse, qu'elle en devient inaperçue. Le salaire était bon, les collègues sympas. Même le boss sortait complètement de l'archétype du patron tyrannique qui vous harcèle continuellement pour que vous fassiez le rendement du jour. Non, lui, il était plutôt du genre : "Faites comme vous voulez, du moment que le boulot soit fait". Ça lui donnait plus de temps avec sa secrétaire, si vous voyez ce que je veux dire.

Enfin, bref. J'avais un collègue qui était un peu plus que ça. Comme un frère d'adoption. Vous imaginez pas toutes les conneries et les beuveries qu'on a fait ensemble. Pour les filles, c'était toujours des plans à 3. On avait une technique bien rôdée. Lui jouait le rôle du rabatteur, de l'appât. Il "accrochait" la fille, lui faisait croire qu'il avait une baraque de dingue (en fait, on la louait, ou c'était un autre pote qui  nous la prêtait), et, une fois sur place, il me présentait comme l'hôte de maison. Je vous passe les détails sur ce qui se passait ensuite. Ça vous intéresse pas, et c'est hors sujet.

Comme vous voyez, on était comme les deux doigts d'une main. Des inséparables. Mais, au bout de quelques semaines, je l'ai senti plus distant. On faisait moins la gringue, et quand on prévoyait une "opération séduction", il décommandait de plus en plus souvent. C'était bizarre. Mais je voulais pas m'immiscer dans sa vie. Peut-être qu'il avait des problèmes, et qu'il voulait les régler seul.

Un jour, il me prend à part au boulot, et il me dit :

"Rendez-vous ce soir au "Trickster". Je t'expliquerais tout. Tu as besoin de savoir. Je peux plus cacher ça à mon frère."

Alors, j'ai fait comme il a dit. J'ai fermé ma gueule pour la journée, et je suis allé au "Trickster" à l'heure dite. A peine entré, il m'a appelé d'une table où il s'était installé.

"Viens. J'ai déjà commandé"

Je me suis assis. La table qu'il avait choisie se trouvait au fond du tripot. Un endroit où pratiquement personne ne va, sauf si tu veux à tout prix éviter l'ambiance de l'endroit. La place typique que tu choisis pour parler sans être entendu, pour parler "affaires", comme on dit. Vraiment pas le style de Josh.

C'était vraiment curieux de sa part. Après que la serveuse nous ait amené la commande, il s'est mis à parler à voix basse.

"Bon. Je vais pas tourner autour du pot. Je suis certain que tu as remarqué mon comportement "bizarre" de ces derniers temps. Ne mens pas. Je sais bien que ça se voyait. Je te dois une explication, car je ne peux pas te tenir au secret plus longtemps, même si ça va à l'encontre de "leur" loi."

"Leur loi ? Quelle loi ? De quoi tu..."

Josh m'interrompit d'un geste de la main.

"Parles plus bas. S'il te plait. C'est important. Je prends des risques en t'en parlant. Alors, sois discret."

J'acquiesçai de la tête.

"Bon. Tu te souviens de notre "opération séduction" d'il y a 3 semaines ? Celle avec cette rousse trop canon ?"

Tu m'étonnes que je m'en souvenais. Josh m'avait clairement fait comprendre qu'il voulait rester seul avec elle, pour changer. Il m'avait donné l'impression d'être tombé raide dingue d'elle.

"Elle m'a avouée qu'elle faisait partie d'un culte un peu particulier, qui permettait à ses membres d'amplifier le plaisir par l'absorption de produits un peu "particuliers". Tu me connais : j'ai jamais été trop attiré par les drogues et toutes ces conneries. Mais j'étais trop dingue d'elle pour refuser un "essai". Et elle avait raison. Après ça, notre partie de jambes en l'air a atteint des firmaments. C'était incroyable. Puis, elle m'a dit que si je voulais regoûter plus régulièrement à cette sensation unique, il fallait que je fasse partie du culte. J'ai hésité, et finalement, j'ai accepté. Le lendemain soir, elle m'a emmené en dehors de la ville, dans un ancien monastère, ou quelque chose comme ça, totalement abandonné depuis des lustres. Là, elle m'a fait rencontrer le chef du culte. On a un peu discuté, et j'ai accepté de pratiquer la cérémonie d'introduction. Je suis devenu l'un d'eux. Je sais pas si c'est l'effet du lieu, leur chef, ou quoi que ce soit d'autre qui m'a fait me décider, mais j'avais vraiment l'impression que c'était ce que j'avais de mieux à faire."

"Alors, j'ai continué à venir aux séances, à voir Josie (sans les pussycats). C'est pourquoi je te voyais moins souvent. Mais, au fur et à mesure, ta présence me manquait. J'avais l'impression qu'il manquait une partie de moi-même. J'ai bien réfléchi, et je me suis dit que le meilleur moyen de retrouver ce "morceau manquant", c'était que tu rejoignes le culte avec moi. Mais je veux pas te forcer. C'est pour ça que, avant de te faire rencontrer le chef du culte, je te propose de venir discrètement à une de nos séances, afin que tu puisses juger par toi-même. Je t'indiquerais par où passer pour pas que tu te fasses remarquer. Alors, tu en  penses quoi ?"

Je l'avais laissé parler sans dire un mot, parce que je voulais savoir de quoi il retournait, mais j'étais loin de m'imaginer qu'il me proposerait de faire partie d'une de ces foutues sectes dont on parlait régulièrement à la télé. A dire vrai, c'était une vie complètement opposé à la personnalité de Josh. Je sais pas ce que Josie et son chef avaient fait pour lui triturer le cerveau de cette manière, mais le fait qu'il m'invite à voir l'ensemble de leur communauté discrètement, afin de juger du bienfondé de leur doctrine, et peut-être ensuite prouver à Josh de sortir de là-dedans, c'était une occasion que je ne pouvais pas refuser. Alors, j'acceptais sa proposition, persuadé de pouvoir le faire revenir dans la réalité.

"C'est super. Je reconnais bien là mon frère. Je t'enverrais un texto pour te dire où se trouve le lieu du culte, à quelle heure est la séance, et surtout, où passer pour y assister en toute discrétion. Je compte sur toi."

Je lui promettais de ne pas faillir à sa demande. On a fini nos bières, et chacun est parti de son côté. A ce moment-là, j'étais persuadé de pouvoir contrôler la situation. J'étais naïf. J'étais loin de savoir dans quel merdier je me fourrais.

Le lendemain soir, donc, en suivant les instructions reçues par texto de  Josh, je me rendais donc à ce fameux lieu de culte. Une sorte de monastère, ou une ancienne ferme Amish, je sais pas trop. Totalement isolé en pleine campagne, il donnait l'impression du lieu de tournage d'un de ces films d'horreur à 2 balles qui parsemaient les sites de téléchargement du web. Les murs donnaient l'impression qu'ils allaient s'effondrer à chaque instant. Je me dirigeais vers le cellier, à l'arrière du bâtiment, là où Josh m'avait indiqué qu'il existait une trappe dans le sol, qui permettait de rejoindre un souterrain, menant directement à la salle des cérémonies.

J'ouvrais la trappe, descendait l'escalier en prenant soin de refermer derrière moi, et suivait le long couloir. Je me retrouvais sur une corniche, qui surplombait une vaste salle, entourée de bougies comme seul système d'éclairage. A mes pieds, se trouvait, une espèce de robe de bure, ornée d'une tête de taureau (un auroch, m'avait dit Josh), ainsi que des runes gravées tout autour. Je devais l'enfiler, descendre un escalier situé à gauche de la corniche, et me "fondre" parmi les autres disciples. Ce que je fis, trop désireux de savoir ce qui se tramait ici.

Loin devant, dans une infructuosité de la salle, se tenait un autel en pierre, entouré de candélabres, monté sur des pieds en métal noir. De cette distance, j'étais incapable de savoir de quelle matière exacte il s'agissait, et, pour être franc, je m'en foutais. Au bout d'un instant, un grand encapuchonné apparut. Il portait sur la tête une sorte de masque (du moins, je le pensais à ce moment-là) fait en os, représentant ce fameux auroch dont Josh m'avait déjà parlé. Puis, deux autres disciples vinrent près de l'autel, accompagnés d'une jeune fille, qu'ils firent s'allonger, avant de lui attacher pieds et mains. Aujourd'hui, je me demande encore pourquoi je ne suis pas parti à ce moment-là, pour prévenir les flics. La curiosité, aussi malsaine qu'elle soit, fait parfois faire les pires conneries.

Ensuite, le "Grand Auroch", tel que le scandaient ses disciples dans la salle, comme pris dans une transe dont ils ne contrôlaient manifestement pas la teneur, sortit une sorte de dague, tout droit sortie du moyen-âge, des grandes manches de son costume de carnaval, avant de la lever au-dessus de la jeune fille, allongée sur l'autel. Cette dernière ne bougeait pas d'un poil. Sûrement droguée. Puis, le Grand Auroch proféra des incantations incompréhensibles pour un "impur" tel que moi, comme il m'appellera plus tard, avant de lever sa dague plus haut. Pour moi, ça ne faisait plus aucun doute : j'étais en train d'assister à un sacrifice humain. La raison aurait sans doute voulu que je me taise, mais mon instinct "scout" prit le dessus à ce moment-là, et ma voix s'éleva à travers la salle.

"Arrêtez ! C'est un meurtre que vous allez faire là ! Bande d'assassins"

A ces mots, le Grand Auroch, stoppa son geste, et semblait diriger son regard vers moi, alors que j'étais placé au fond de la salle, faisant place à un silence lugubre.

"Qui ose ? Tu n'es pas un disciple pour interrompre ainsi la procession. Le sang de l'auroch te l'interdirait."

Le sang de l'auroch. Josh m'avait dit qu'avant toute séance, chaque disciple devait boire un breuvage rougeâtre. Sans doute une autre drogue, conçue pour annihiler la volonté, tel des poupées bien dociles. Tous les disciples se tournaient vers moi, immobiles, comme s'ils attendaient qu'on leur donne des instructions. Puis, une voix se fit entendre :

"Arrêtez, Grand Auroch ! Ne le punissez pas ! C'est ma faute. C'est moi qui l'ai fait venir ici, pour lui montrer la beauté du culte, en espérant qu'il viendrait nous rejoindre."

Un instant impassible, le Grand Auroch descendit les quelques marches de pierre qui le séparaient de ses disciples, s'avança vers la voix qui s'était interposé, qui ne pouvait être que Josh, et s'adressa à ce dernier :

"Toi ! Tu as violé notre loi. Aucun impur n'a le droit de venir ici. Tu connais le châtiment pour ceux qui trahissent nos dogmes sacrés."

Avant même que Josh put répondre, le Grand Auroch abattit sa lame sur son cou, faisant surgir le sang de sa carotide tout autour de lui, révulsant ses yeux, dont la vie s'éteignait petit à petit, avant que le corps s'effondre au sol. Je ne sais pas si c'est la peur ou la colère qui m'empêcha de réagir, ou tout simplement le Grand Auroch qui  ne m'en laissa pas le temps. Au moment même où le corps sans vie de Josh tomba, une voix se fit entendre à travers l'écho de la grande salle :

"Saisissez-le ! Tuez l'impur ! Il ne doit pas quitter ces lieux ! Ecoutez la voix de votre Grand Auroch, et exécutez ses ordres !"

Immédiatement, mon instinct de survie m'ordonna de me barrer, sans réfléchir, si je voulais pouvoir trouver quelqu'un à qui raconter ça, ou tout simplement sauver ma peau. Mes jambes réagirent plus vite que mon cerveau, et s'empressèrent de suivre le chemin inverse à celui qui m'avait amené ici, afin de m'éloigner le plus vite possible de cette bande de meurtriers. Une fois remonté les marches de pierre, et franchi la corniche, je courrais comme jamais je ne l'avais fait auparavant le long du couloir, et, me retrouvant dans le cellier, je refermais la trappe, et la bloquais avec un tonneau de vin situé à côté, espérant que ça les ralentirait assez pour m'enfuir.

Arrivé à ma voiture, je vérifiais que personne ne me poursuivais derrière. Visiblement, mon "blocage" avait été suffisant pour les retenir. Je tournais ma clé de contact, et démarrais en trombe, en route vers la "civilisation". Je pensais qu'ils ne pourraient jamais me retrouver, et que je n'aurais plus qu'à tenter d'oublier ce cauchemar, mais je me trompais. Le cauchemar venait juste de commencer. Je ne pouvais pas compter en parler à la police. Je n'avais aucune preuve, et tout ce que je gagnerais, c'était d'être pris pour un fou, et de me retrouver à l'asile. Je dus prendre sur moi, et faire comme si rien n'était arrivé.

Plusieurs semaines passèrent, et je n'entendis plus parler des membres de la secte et de son Grand Auroch. Et puis, un jour, après une nuit agité, je me rendais au boulot, comme d'habitude. A première vue, tout semblait identique à une journée classique. En apparence. Au cours d'une conversation avec un collègue, en évoquant le nom de Josh, ce dernier me rétorqua qu'il n'avait jamais entendu parler de lui. Et ce n'était pas le seul à me donner cette réponse. Etait-il possible que la secte ait suffisamment de pouvoir pour avoir ses entrées ici, et influencer le boss, au point que celui-ci ait donné comme consigne de ne plus évoquer le nom de Josh ? Cela semblait tellement improbable. J'étais naïf, une fois de plus.

Voulant en savoir plus, je me rendis au bureau du boss, afin d'avoir des réponses. Je cognais à la porte de son bureau. Une fois. Deux fois. A la troisième tentative, je me décidais à entrer, en espérant que je ne tomberais pas en pleine séance du "Docteur et de l'infirmière", sans vouloir vous vexer, doc. Mais ce que je vis à ce moment-là, était bien pire que tout ce que je pouvais imaginer. Allongée sur le bureau du boss, sa secrétaire, les yeux fermés, et pour cause, était, littéralement parlant, en train de se faire dévorer par une créature d'un rouge vermillon, avec un visage qui tenait à la fois du taureau et d'un diable, tel qu'on les décrit dans les récits fantastiques à bon marché. Ses cornes enroulées, semblables à celles d'un bouquetin, étaient d'un noir tellement opaque qu'on les auraient dit forgées par les Ténèbres elles-mêmes. Ses pieds tenaient plus d'un mélange de sabot de cheval et des griffes d'un vélociraptor. Une vision de cauchemar, et pourtant bien réelle. M'ayant entendu entrer, la créature s'adressa à moi :

"Bonjour, Joss. Pourquoi t'être enfui ? Tu n'as nulle part où nous échapper. Tu n'as désormais que 2 alternatives : te laisser tuer docilement, ou te tuer toi-même. Dis-toi bien que les témoins comme toi n'ont plus le droit à la moindre existence. Alors, quel est ton choix ?"

Mes jambes ne m'obéissaient plus, tellement elles tremblaient. J'ai déjà vu des dizaines de films d'horreurs où interviennent des créatures toutes plus ridicules les unes que les autres, mais je vous assure, doc, que quand vous en voyez une, bien réelle celle-là, devant vous, lesdits films ressemblent à des documentaires très "soft". Finalement, ma volonté a pris le dessus, et je me suis enfui. Dévalant les escaliers menant au bas de la tour, où se trouve mon lieu de travail, à une vitesse que je ne m'aurais jamais cru capable de faire, je partis à pied vers mon apart, de crainte que les taxis ou tout autre conducteur de véhicules ne soient, eux aussi, sous leur emprise.

Arrivé à destination, ma terreur avait pris une telle ampleur, que j'en arrivais à entendre les battements de mon propre cœur. Il me fallut plusieurs minutes pour revenir à un niveau de calme acceptable. Je n'arrivais même plus à réfléchir. Instinctivement, j'allumais la radio, histoire de me détendre. Je me disais que même un jeu radio idiot suffirait à faire baisser mon adrénaline. Et puis, ce message s'est fait entendre :

"Une information de dernière minute : Joss Riggs doit arrêter de fuir. C'est totalement inutile. Nous sommes partout. Nous voyons tout. Toute tentative ne fait que retarder l'inéluctable."

J'aurais pu me contenter d'éteindre le poste, mais la peur me dit que l'éclater au sol était la meilleure solution. A peine remis de mes émotions, je me versais un verre de bourbon, quand, soudain, c'est la télévision qui se mit à s'allumer toute seule.

"Pourquoi avoir détruit la radio, Joss ? Tu  n'as toujours pas compris ? Nous contrôlons tout. Ce n'est qu'une question de temps avant que l'humanité, telle que tu la connais, disparaisse à notre profit. Nous pouvons être ton voisin, tes  parents. Bientôt, l'un des nôtres sera toi. Nous n'avons qu'à détruire ton corps, et le copier. A moins que tu ne le fasses à notre place. Ce serait tellement plus simp..."

Je fracassais la télé avec la table basse. Je  ne savais plus quoi faire. Le phénomène était bien pire que ce que je pensais. Combien de personnes étaient "infectées" ? Ils pouvaient prendre l'apparence de n'importe qui. Peut-être que le président lui-même était l'un d'eux. Dès lors, à qui me fier ?

J'ai erré pendant des jours, des semaines sans doute, dans l'espoir de leur échapper. Mais, à chaque fois que je pensais avoir un moment de répit, ils me retrouvaient, par le biais d'une petite fille, d'un commerçant, un ordinateur portable ou même un message publicitaire sur l'écran numérique d'une vitrine. J'ai subi des attaques dont j'ai survécu miraculeusement. L'énergie du désespoir, sans doute. C'est lors d'une de ces attaques que j'ai subi cette marque que vous avez remarqué sur mon cou. Je devenais comme fou. Mes jours étaient comptés, je le savais. Mais il fallait au moins que je puisse faire éclater la vérité, que je fasse savoir leur existence. Pour ça, il fallait que je m'éloigne le plus possible de leur "épicentre", trouver quelqu'un appartenant à une profession moins "visée" par leurs aspirations de pouvoir et d'emprise. Un médecin. C'est là que vous intervenez, doc."

Riggs se tut l'espace d'un  instant, avant de croiser le regarde de Reinhardt à nouveau.

"Incroyable. C'est tout bonnement incroyable, cette histoire"

Riggs soupira, l'air dépité.

"J'Aurais dû le savoir. Vous ne me croyez pas, pas vrai, doc ? Qui pourrait croire une histoire pareille ?"

Reinhardt restait au fond de la pièce, comme songeur. Puis, il se retourna vers Riggs, et, soudain, sortant de la pénombre, ses yeux tournèrent au rouge, avant de faire apparaître des dents proéminentes.

"Détrompez-vous, Riggs. Je vous crois. Nous vous croyons tous. D'ailleurs, nous sommes les seuls à vous croire."

Du bas de la tour où se situait le cabinet de Reinhardt, les quelques rares passants purent soudain entendre un cri déchirant percer le silence du soir, avant de sourire à leur tour. Ils savaient désormais qu'un nouveau membre venait de voir le jour.

 

 

Publié par Fabs

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